Jean-Marie Guyau, philosophe et poète, né en 1854 et mort en 1888 a connu la vie fulgurante des génies. D'inspiration spiritualiste, progressiste, il entreprend de réexaminer la question de la morale et de la loi. Les lois de la société sont-elles identiques à la loi morale? La sanction est-elle nécessaire à la loi morale ? Pour situer Guyau, météore souvent absente des manuels de philosophie, on peut dire qu'il reprend la critique du rationalisme kantien telle que formulée par Schopenhauer, c'est-à-dire en insistant sur le caractère sensible de l'homme; mais il y ajoute un ton délibérément optimiste. Sans le cynisme de Nietzsche, qui annotera abondamment son Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction.
Le petit texte ici commenté est une sorte de travail préparatoire au traité publié en 1884. On peut le trouver en accès libre sur wikisource : Critique de l'Idée de Sanction, ou bien en librairie sous le titre Contre l'Idée de sanction (carnets de l'Herne, 2008).
"L’humanité a presque toujours considéré la loi morale et sa sanction comme inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur. Aussi l’idée de sanction a-t-elle paru jusqu’ici une des notions primitives et essentielles de toute morale."
Pourtant la sanction ne peut servir à fonder la loi, car agir pour ne pas subir de sanction c'est agir en fonction de son intérêt, et non en fonction de l'impératif moral. D'autre part, la sanction elle même semble aller contre la morale, car tuer son prochain, même si c'est en rétribution d'un crime, peut difficilement passer pour le parangon du Bien. Pourtant comme l'idée de sanction se retrouve dans toute discussion de morale, on la retrouve aussi bien au fond de toute religion (Dieu nous récompense de nos bonnes actions et nous punit de nos péchés). Or si la loi morale est pure et désintéressée, elle devrait se satisfaire d'elle-même et ne pas s'armer de sanctions; il n'y a qu'une loi faible et vulnérable qui ait besoin de sanction pour se renforcer: voilà le paradoxe central que développe Guyau. Plus le principe moral est sacré et absolu, plus il doit être détaché de toute notion de sanction.
Ce raisonnement, qui peut sembler paradoxal voire absurde au premier abord, repose sur une distinction fondamentale entre l'ordre de la morale et l'ordre social. La sphère du social est celle de l'action, inévitablement marquée par une perspective utilitariste. La morale pure quant à elle se situe au delà de toute utilité: c'est l'ordre des valeurs absolues, désintéressées, détachées de toute perspective d'action. Il n'y a que dans la sphère du social que le châtiment fait sens: sans son utilité sociale, il serait tout aussi blâmable que le crime même. La justice distributive (qui attribue à chacun selon le mérite) "n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle exprime un idéal tout social, dont les lois économiques tendent d’elles-mêmes à produire la réalisation". La référence au modèle économique indique bien de quoi il s'agit: la justice distributive vise à assurer le bon fonctionnement de la société, en termes d'échanges et de coopération entre les individus; elle récompense les actions pro-sociales, et punit les actes anti-sociaux. L'idéal moral quant à lui est de l'ordre du désintéressement pur :
"On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite, absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité."
La sanction est donc un mécanisme de défense sociale, elle n'est même qu'une forme sophistiquée de l'instinct de conservation. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire la formulation rationaliste des lois, ces dernières ont pour origine notre nature sensible: une réaction instinctive contre ce qui nous menace, et une défense de ce pour quoi nous avons un penchant, ou de la sympathie. C'est ce qui explique que la loi humaine du droit positif (le droit écrit par le législateur) soit toujours suspecte de partialité, de biais, d'injustice. Car elle n'interdit que ce qui nuit à ceux auxquels nous pouvons nous identifier: "la sanction pénale n'est au fond qu'une défense exercée par des individus à la place desquels nous pouvons nous transporter en esprit, contre d'autres à la place desquels nous ne voulons pas nous mettre". Les lépreux, les pauvres, les sans-papiers etc.
Loin d'être cynique pourtant Guyau affirme un optimisme sincère, reposant sur l'idée de progrès et d'évolution des sociétés. Une loi d'économie de la force produit un adoucissement croissant de la sanction pénale: plus besoin de supplices compliqués, une simple peine d'emprisonnement suffit; ce qui justifie la peine ce n'est donc pas sa ressemblance avec le crime, mais simplement son efficacité au point de vue de la défense sociale. Au terme du processus de civilisation, la justice distributive (qui distribue les privilèges et les peines individuellement) laissera place à la 'charité'.
Guyau parle-t-il ici du futur de notre société ou bien de la Fin des Temps? La chose n'est pas claire... L'essai se termine en effet par un examen de la notion de sanction en religion - et notre philosophe balaie d'un revers de main l'Enfer (Dieu est bien au dessus de toutes ces fantaisies, diablotins et fumerolles): la 'sanction' suprême, c'est la sanction d'amour et de fraternité. Celui qui fait le mal se trouverait isolé, celui qui fait le bien trouverait le bonheur dans la coopération et l'amour partagé. On a envie de sortir les violons et de crier Alléluia.
Et un petit malin passe la tête comme un démon sorti de sa boîte: dis Guyau tu ne retombes pas dans l'utilitarisme que tu dénonçais? Et n'est-il pas aussi immoral de laisser faire le mal? Et en parlant de l'avènement du règne de la charité universelle n'as-tu pas confondu les deux ordres, ce monde d'ici bas et l'Autre monde, que tu distinguais pourtant auparavant?
D'ailleurs, revenant sur Kant et sa grosse artillerie germanique, Guyau concède qu'on ajoute la sanction à la loi pour la légitimer...On oublierait presque que cela a une importance, tant Guyau change immédiatement de sujet pour raconter une jolie histoire d'une bonne femme damascène qui portait une torche pour brûler le Paradis, et une cruche pour éteindre l'Enfer, comme ça les gens agiraient par pur amour de Dieu.
Mais légitimer la loi - surtout dans une société sans dieu - ce n'est pas rien. C'est même plutôt important. C'est dire que la loi est importante, que la société en a besoin, que par exemple l'interdiction de tuer est nécessaire à la protection de tous, quelle que soit l'identité de la victime; que l'interdiction de voler est aussi nécessaire (à partir du moment où l'on reconnaît un droit à la propriété), qu'il s'agisse d'un vol à l'étalage ou bien d'une embrouille boursière comme on en voit tant. C'est précisément parce que certains crimes ne sont pas sanctionnés que la loi se trouve être injuste- et qu'elle perd sa légitimité. Or la légitimité c'est bien ce sur quoi repose la société comme organisation politique. Si nos institutions, qui nous abrutissent de bureaucratie, n'avaient aucune légitimité à nos yeux, nous irions nous construire une cabane dans les bois pour vivre avec les ours. Et il ne s'agit pas ici seulement d'utilité; chacun est capable de voir l'injustice qui lui profite (voyez par exemple ces milliardaires américains qui s'indignent de tomber dans les niches fiscales et soutiennent une réforme de l'impôt!); faire un procès aux crimes du passés (à Papon par exemple) n'a rien d' utile mais cela est dans une certaine mesure nécessaire pour assurer la légitimité de l'Etat.
Guyau a raison pourtant, ce n'est pas le quantum de la peine (les années d'emprisonnement par exemple) qui fait la légitimité de la loi. On ferait bien de reléguer les peines plancher au placard de l'histoire, avec l'Enfer et autres vieilleries. Ca ne va pas trop avec le principe d'économie (qui va prendre une nouvelle rigueur, au vu de l'actualité financière).
Le petit texte ici commenté est une sorte de travail préparatoire au traité publié en 1884. On peut le trouver en accès libre sur wikisource : Critique de l'Idée de Sanction, ou bien en librairie sous le titre Contre l'Idée de sanction (carnets de l'Herne, 2008).
"L’humanité a presque toujours considéré la loi morale et sa sanction comme inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur. Aussi l’idée de sanction a-t-elle paru jusqu’ici une des notions primitives et essentielles de toute morale."
Pourtant la sanction ne peut servir à fonder la loi, car agir pour ne pas subir de sanction c'est agir en fonction de son intérêt, et non en fonction de l'impératif moral. D'autre part, la sanction elle même semble aller contre la morale, car tuer son prochain, même si c'est en rétribution d'un crime, peut difficilement passer pour le parangon du Bien. Pourtant comme l'idée de sanction se retrouve dans toute discussion de morale, on la retrouve aussi bien au fond de toute religion (Dieu nous récompense de nos bonnes actions et nous punit de nos péchés). Or si la loi morale est pure et désintéressée, elle devrait se satisfaire d'elle-même et ne pas s'armer de sanctions; il n'y a qu'une loi faible et vulnérable qui ait besoin de sanction pour se renforcer: voilà le paradoxe central que développe Guyau. Plus le principe moral est sacré et absolu, plus il doit être détaché de toute notion de sanction.
Ce raisonnement, qui peut sembler paradoxal voire absurde au premier abord, repose sur une distinction fondamentale entre l'ordre de la morale et l'ordre social. La sphère du social est celle de l'action, inévitablement marquée par une perspective utilitariste. La morale pure quant à elle se situe au delà de toute utilité: c'est l'ordre des valeurs absolues, désintéressées, détachées de toute perspective d'action. Il n'y a que dans la sphère du social que le châtiment fait sens: sans son utilité sociale, il serait tout aussi blâmable que le crime même. La justice distributive (qui attribue à chacun selon le mérite) "n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle exprime un idéal tout social, dont les lois économiques tendent d’elles-mêmes à produire la réalisation". La référence au modèle économique indique bien de quoi il s'agit: la justice distributive vise à assurer le bon fonctionnement de la société, en termes d'échanges et de coopération entre les individus; elle récompense les actions pro-sociales, et punit les actes anti-sociaux. L'idéal moral quant à lui est de l'ordre du désintéressement pur :
"On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite, absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité."
La sanction est donc un mécanisme de défense sociale, elle n'est même qu'une forme sophistiquée de l'instinct de conservation. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire la formulation rationaliste des lois, ces dernières ont pour origine notre nature sensible: une réaction instinctive contre ce qui nous menace, et une défense de ce pour quoi nous avons un penchant, ou de la sympathie. C'est ce qui explique que la loi humaine du droit positif (le droit écrit par le législateur) soit toujours suspecte de partialité, de biais, d'injustice. Car elle n'interdit que ce qui nuit à ceux auxquels nous pouvons nous identifier: "la sanction pénale n'est au fond qu'une défense exercée par des individus à la place desquels nous pouvons nous transporter en esprit, contre d'autres à la place desquels nous ne voulons pas nous mettre". Les lépreux, les pauvres, les sans-papiers etc.
Loin d'être cynique pourtant Guyau affirme un optimisme sincère, reposant sur l'idée de progrès et d'évolution des sociétés. Une loi d'économie de la force produit un adoucissement croissant de la sanction pénale: plus besoin de supplices compliqués, une simple peine d'emprisonnement suffit; ce qui justifie la peine ce n'est donc pas sa ressemblance avec le crime, mais simplement son efficacité au point de vue de la défense sociale. Au terme du processus de civilisation, la justice distributive (qui distribue les privilèges et les peines individuellement) laissera place à la 'charité'.
Guyau parle-t-il ici du futur de notre société ou bien de la Fin des Temps? La chose n'est pas claire... L'essai se termine en effet par un examen de la notion de sanction en religion - et notre philosophe balaie d'un revers de main l'Enfer (Dieu est bien au dessus de toutes ces fantaisies, diablotins et fumerolles): la 'sanction' suprême, c'est la sanction d'amour et de fraternité. Celui qui fait le mal se trouverait isolé, celui qui fait le bien trouverait le bonheur dans la coopération et l'amour partagé. On a envie de sortir les violons et de crier Alléluia.
Et un petit malin passe la tête comme un démon sorti de sa boîte: dis Guyau tu ne retombes pas dans l'utilitarisme que tu dénonçais? Et n'est-il pas aussi immoral de laisser faire le mal? Et en parlant de l'avènement du règne de la charité universelle n'as-tu pas confondu les deux ordres, ce monde d'ici bas et l'Autre monde, que tu distinguais pourtant auparavant?
D'ailleurs, revenant sur Kant et sa grosse artillerie germanique, Guyau concède qu'on ajoute la sanction à la loi pour la légitimer...On oublierait presque que cela a une importance, tant Guyau change immédiatement de sujet pour raconter une jolie histoire d'une bonne femme damascène qui portait une torche pour brûler le Paradis, et une cruche pour éteindre l'Enfer, comme ça les gens agiraient par pur amour de Dieu.
Mais légitimer la loi - surtout dans une société sans dieu - ce n'est pas rien. C'est même plutôt important. C'est dire que la loi est importante, que la société en a besoin, que par exemple l'interdiction de tuer est nécessaire à la protection de tous, quelle que soit l'identité de la victime; que l'interdiction de voler est aussi nécessaire (à partir du moment où l'on reconnaît un droit à la propriété), qu'il s'agisse d'un vol à l'étalage ou bien d'une embrouille boursière comme on en voit tant. C'est précisément parce que certains crimes ne sont pas sanctionnés que la loi se trouve être injuste- et qu'elle perd sa légitimité. Or la légitimité c'est bien ce sur quoi repose la société comme organisation politique. Si nos institutions, qui nous abrutissent de bureaucratie, n'avaient aucune légitimité à nos yeux, nous irions nous construire une cabane dans les bois pour vivre avec les ours. Et il ne s'agit pas ici seulement d'utilité; chacun est capable de voir l'injustice qui lui profite (voyez par exemple ces milliardaires américains qui s'indignent de tomber dans les niches fiscales et soutiennent une réforme de l'impôt!); faire un procès aux crimes du passés (à Papon par exemple) n'a rien d' utile mais cela est dans une certaine mesure nécessaire pour assurer la légitimité de l'Etat.
Guyau a raison pourtant, ce n'est pas le quantum de la peine (les années d'emprisonnement par exemple) qui fait la légitimité de la loi. On ferait bien de reléguer les peines plancher au placard de l'histoire, avec l'Enfer et autres vieilleries. Ca ne va pas trop avec le principe d'économie (qui va prendre une nouvelle rigueur, au vu de l'actualité financière).
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