lundi 2 septembre 2013

dimanche 10 février 2013

Taubira : la poésie et l'intelligence pour tous

(le poème de Léon Gontran-Damas in extenso)

Nous les gueux…


nous les peu
nous les rien
nous les chiens
nous les maigres
nous les Nègres
Nous à qui n’appartient
guère plus même
cette odeur blême
des tristes jours anciens
Nous les gueux
nous les peu
nous les riens
nous les chiens
nous les maigres
nous les Nègres
Qu’attendons-nous
les gueux
les peu
les rien
les chiens
les maigres
les nègres
pour jouer aux fous
pisser un coup
tout à l’envi
contre la vie
stupide et bête
qui nous est faite
à nous les gueux
à nous les peu
à nous les rien
à nous les chiens
à nous les maigres
à nous les nègres

Black-label, Paris, Gallimard, 1956.

mardi 18 décembre 2012

Les bêtes du sud sauvage

Le Bassin est une contrée à la marge, loin de la ville et de ses usines, à la lisière de la mer qui risque de nous engloutir tous. Hushpuppy y vit avec son père alcoolique et le vieux t-shirt qui lui rappelle sa maman. Ils ne sont qu'une poignée de résistants à refuser de quitter le bayou, malgré la tempête, malgré la montée des eaux, malgré la venue des bêtes sauvages terrifiantes. C'est une famille un peu déglinguée, faite de bric et de broc, brinquebalante comme dans les cabanes dans lesquelles ils vivent, mais, comme ces cabanes qui se transforment en radeau et flottent, ils se tiennent la tête hors de l'eau. Lorsque quelqu'un meurt, on boit et on chante pour ne pas pleurer. Il ne faut pas pleurer, ne pas être faible, cela attire les bêtes sauvages qui vont nous dévorer.

Ancré dans la Louisiane, ses paysages et ses musiques, les Bêtes du Sud Sauvage est une parabole sur la catastrophe (Katrina), la violence de la société américaine, la vulnérabilité des marginaux. Mais c'est surtout un conte poétique et puissant, porté par le regard d'un enfant, petite fille-petit mec à la chevelure folle et au regard intense, qui écoute battre le coeur des animaux. Placée de force dans un refuge aseptisé, déguisée en petite fille, elle n'est plus elle-même : son monde, c'est celui de l'autre côté de la digue, du côté de la nature et des éléments, même destructeurs, morbides et terrifiants. Hushpuppy, c'est celle qui fait des bras de fer contre un père qu'elle voit mourir, casse les crabes à mains nue, et affronte les aurochs.

Faut-il en rajouter ? c'est un film formidable, il faut aller le voir.


vendredi 19 octobre 2012

Souvenirs.

2004. Dans la mosquée des Omeyyades, à Damas. Sortie familiale autour du baptistère de Saint Jean-Baptiste.

2004. Savonnerie dans la vieille ville d'Alep.

2004. Échoppe d'épices dans le souk d'Alep

2004. Balançoire de rue pour la fête de l'Aïd

2004. Fresque médiévale dans la chapelle du monastère de Mar Mousa

dimanche 16 septembre 2012

Crise d'honneur

Récit. 

N. avait toujours mangé à sa faim, il avait fait travailler les autres pour lui, il avait bénéficié, comme par un droit de seigneur, de tout ce que les autres avaient de meilleur dans leurs champs et dans leurs maisons; bien que sa situation eût beaucoup décliné, il se croyait tout permis, il se sentait le droit de tout exiger, de s'attribuer seul la parole, d'insulter et même de battre ceux qui lui résistaient. Sans doute est-ce pour cela qu'on le tenait pour amahbul. Amahbul, c'est l'individu éhonté et effronté qui outrepasse les limites de la bienséance garante des bonnes relations, c'est celui qui abuse d'un pouvoir arbitraire et commet des actes contraires à ce qu'enseigne l'art de vivre. Ces imahbal (pluriel de amahbul), on les fuit parce qu'on n'aime pas avoir une contestation avec eux, parce qu'ils sont à l'abri de la honte, parce que celui qui s'affronterait à eux serait en tous les cas la victime, même s'il se trouvait avoir raison.
Notre homme avait dans son jardin un mur à construire.Son voisin avait un mur de soutènement. Il jette le mur à bas et transporte chez lui les pierres. Cet acte arbitraire ne s'exerçait pas, cette fois, contre un plus faible: la "victime" avait les moyens, et largement, de se défendre. C'était un homme jeune, fort, comptant beaucoup de frères et de parents, appartenant à une famille nombreuse et puissante. Il était donc évident que s'il ne relevait pas le défi, ce n'était pas par crainte. Par suite, l'opinion publique ne pouvait voir dans cet acte abusif un véritable défi, portant atteinte à l'honneur. Tout au contraire, l'opinion et la victime ont affecté de l'ignorer: en effet, il est absurde de tomber dans une querelle avec un amahbul ; ne dit-on pas "amahbul, fuis-le"?

Le sens de l'honneur. 

C'est le titre de l'essai qui ouvre "Trois études d'ethnologie kabyle", et dont est extraite cette histoire (in Esquisse d'une théorie de la pratique (1972), éd. Points-Seuil, 2000, p.19-60). Pierre Bourdieu, qui se fait alors anthropologue de ce qui reste de la société traditionnelle algérienne, observe comment se pratique l'honneur, à quelles actions correspondent cette notion morale. 
Le sentiment de l'honneur, écrit-il, est "vécu devant les autres": le point d'honneur est avant tout ce qui porte à défendre, à n'importe quel prix, une certaine image de soi, destinée aux autres. L'homme d'honneur n'a qu'une parole, et cette parole engage tout son groupe ; réciproquement, il est engagé solidairement vis-à-vis de son groupe si celui-ci est mis au défi: tout individu a obligation de protéger un parent contre un non-parent. La foi jurée est en même temps fidélité à soi et conformité à la communauté. Elle commande de riposter contre toute attaque, offense, outrage.
Toute ? Non, car "les conduites d'honneur s'imposent seulement à l'égard de ceux qui en sont dignes". En ce sens, l'honneur n'est pas une règle juridique, mais une règle traditionnelle; le système des valeurs, la grammaire des conduites d'honneur sont d'un ordre différent: "l'ethos de l'honneur s'oppose, dans son principe même, à une morale universelle et formelle affirmant l'égale dignité de tous les hommes, et par suite l'identité des droits et des devoirs". Seul l'homme d'honneur a une dignité à défendre, et sa dignité n'est vulnérable que face à un autre homme d'honneur. C'est pourquoi on ne se bat pas avec amahbul, on ne relève pas le gant de qui n'est pas adversaire estimable. 
Pour éclairer le fonctionnement de l'honneur, Bourdieu décline trois règles : premièrement, "pour qu'il y ait défi, il faut que celui qui le lance estime celui qui le reçoit digne d'être défié, c'est-à-dire capable de relever le défi, bref, le reconnaisse comme son égal en honneur" ; deuxièmement, "celui qui défie un homme incapable de relever le défi, c'est-à-dire incapable de poursuivre l'échange engagé, se déshonore lui-même" ; troisièmement, "seul un défi (ou une offense) lancé par un homme égal en honneur mérite d'être relevé".

Barbus sourcilleux.

Comment alors ne serait-il pas absurde, et même dégradant, de répondre à une insulte lancée par une vidéo potache et vulgaire sur un site internet ? Comment comprendre le soulèvement des musulmans pour riposter contre une poignée de jeunes au goût douteux et à l'humour très en dessous de la ceinture ?

Ces manifestations - qui ont agité ces derniers jours l'Egypte, la Libye, la Tunisie, le Soudan, le Yémen, le Pakistan, l'Irak, l'Iran -  interviennent six ans après l'affaire des caricatures du Jyllands Posten. Elles semblent rappeler périodiquement la gravité de la crise que traversent un ensemble de pays plus ou moins liés les uns aux autres par des référents religieux communs, et/ou une langue commune, et/ou des médias communs et des forums de coopération ou d'échange partagés. A ceux qui pensaient que le printemps arabe aurait apporté une réponse démocratique à cette crise, cette nouvelle flambée apporte un démenti cinglant.

Petit rappel des faits: en juillet 2012, un film amateur parodiant l'histoire sainte musulmane sur le modèle de La vie de Brian est posté sur internet ; "The innocence of Muslim" ne fait pas la une de la critique cinématographique: c'est une sorte d'auto-production potache, faite de bouts de ficelles et d'acteurs ratés, sur un ton qui ne cherche pas à dépasser les soirées de beuverie des frat boys américains. Hasard d'internet ou succès de l'auteur dans la promotion de son film, la chose arrive aux oreilles de relais médiatiques importants, un bloggeur copte, déchu de sa nationalité égyptienne tant ses propos outrageants ont énervé les autorités ; et un évangéliste de Floride connu pour avoir appelé à brûler des exemplaires du Coran et créé un important incident diplomatique. C'est la diffusion par la chaîne égyptienne Al-Nas qui met le feu aux poudres: chaîne conservatrice, et même ouvertement islamiste, la chaîne est notamment représentée par un animateur de tendance salafiste (un courant rigoriste qui s'oppose aux Frères Musulmans) ; le 8 septembre, il montre des extraits du film (doublé en arabe) dans une émission populaire, et ensuite poste des extraits sur internet. La vidéo se diffuse ensuite comme une traînée de poudre, et dès le 11 septembre des manifestations éclatent en Egypte et en Libye particulièrement. Le consulat américain de Benghazi est pris d'assaut, l'ambassadeur américain qui se trouvait là, ainsi que deux fonctionnaires, sont tués (cette attaque du consulat, le jour anniversaire des attentats de 2001 sera revendiquée plus tard comme une riposte à l'assassinat d'un chef d'Al-Qaïda). Les manifestations se multiplient. Vendredi 14 septembre, elles touchent des dizaines de pays, causent plusieurs morts et des dizaines de blessés. Pourquoi est-ce une vidéo aussi absurde qui déchaîne tant de passions internationales là où la profanation de Corans par des militaires américains en Afghanistan n'avait causé des réactions violentes qu'au niveau local?

On peut s'interroger sur le caractère spontané de ces réactions. La diffusion de la vidéo suggère qu'elle a été largement instrumentalisée, tant côté américain (n'oublions pas que les élections présidentielles auront lieu dans deux mois) que côté arabe (les révolutions ont laissé un terrain que laïcs, Frères musulmans et salafistes se disputent, et ce tout particulièrement en Egypte, en Libye et en Tunisie). Les images des manifestations du vendredi 14 septembre montrent que les manifestants, peu nombreux (quelques centaines), étaient souvent de jeunes hommes, dont certains portaient des signes distinctifs d'appartenance à des groupes salafistes (voir par exemple les images de l'assaut de l'ambassade américaine à Tunis). Ces manifestations, et l'ampleur de l'indignation soulevée parmi les musulmans, ne sauraient être minimisées- bien que l'affaire soit déjà hors des radars en France. Il n'est pas seulement question d'affaires internes, de conflits de pouvoir et de cuisine politique. Il est aussi question d'honneur, d'un honneur mal placé sans doute, trop vulnérable à l'ère d'internet et des nouvelles technologies de la communication, mais d'un honneur que des millions de personnes estiment bafoué, méprisé, foulé aux pieds. Pourquoi les musulmans sont-ils si susceptibles ? L'auto-dérision et le sens de l'humour étaient pourtant une question de survie sous les régimes dictatoriaux que les soulèvements de 2011 ont attaqués. 

Alors que ces manifestations réclament à la fois la restriction de la liberté d'expression, et l'application d'un droit international censé protéger la religion de chacun, il est tentant de suggérer l'hypothèse d'un dérèglement du sens de l'honneur dans un contexte mondialisé, où les normes internationales ont pris une importance considérable, tout en étant appliquées de manière asymétrique. C'est un ordre inégalitaire qu'elles instaurent, et dans cet ordre, les pays musulmans se voient comme les dominés. C'est en Afghanistan et en Iraq qu'on peut combattre sans être soumis aux lois de la guerre contrôlées par la Cour pénale internationale par exemple, tandis qu'en Libye ou au Soudan ce tribunal du droit universel inculpe des dirigeants ; si Israël cristallise tant les passions ce n'est pas seulement parce que la Palestine figure l'Andalousie perdue d'un âge d'or de l'islam, que parce que sur son petit territoire se trouvent concentrées toutes ces contradictions d'un droit inéquitable. Les groupes salafistes font leur miel de ces contradictions, qui légitiment pour eux le rejet du droit positif au profit du droit religieux. Ces enjeux globaux apparaissent de manière flagrante dans les répertoires d'action choisis par les manifestants : brûler des drapeaux, s'attaquer aux ambassades et à leur personnel. Il s'agit de riposter sur des symboles étatiques, et dans un registre politique. On aurait pu imaginer d'autres types de protestation : des manifestations pacifiques psalmodiant le Coran, des satires grossières de l'Amérique ou de la chrétienté postées sur internet... Mais la montée en généralité opérée par le fait de s'adresser à l'Etat (plutôt qu'à l'auteur de la vidéo, dont l'identité demeure obscure), et la violence des moyens d'action, appellent deux réflexions. 

Tout d'abord que, dans ce sens de l'honneur déréglé, hypertrophié, les manifestants réagissent malgré tout selon la logique traditionnelle. Ce n'est pas directement au amahbul qu'ils s'adressent, mais à ceux qui, "proches" de lui (ne serait-ce que par responsabilité institutionnelle), peuvent le "raisonner". C'est la suite de l'histoire de Bourdieu. 

La victime s'en fut trouver le frère du coupable. Celui-ci donnait raison au plaignant mais s'interrogeait sur les moyens de faire entendre raison à l'amahbul. Il fit comprendre à son interlocuteur qu'il avait eu tort de ne pas réagir avec la même viomlence sur le champ. (...) Alors, le visiteur, changeant brusquement d'attitude, s'indigna: "Oh, Si M., pour qui me prends-tu? Crois-tu que j'accepterais d'avoir une discussion avec Si N. pour quelques pierres? Je suis venu te voir, toi, parce que je sais que tu es sage et qu'avec toi je puis parler, que tu me comprendras, je ne suis pas venu demander qu'on me paie les pierres (...)  car ce que Si N. a fait, il faut être amahbul  pour le faire et moi, je ne vais pas me jeter moi-même dans la honte avec un amahbul. Je fais remarquer seulement que ce n'est pas avec de tels procédés que l'on bâtit une maison licite, juste"
Dans l'histoire de Bourdieu, le litige se résout par la parole. Celui qui se met en colère contre l'amahbul est lui-même amahbul. Pour préserver son honneur il se doit de débattre de son litige dignement, avec qui est digne (dans l'histoire, le frère). Ce qui manque, dans notre affaire de vidéo, c'est la médiation de la parole. Cris, hurlements, jets de pierre et de cocktails molotov ne font pas de soi un interlocuteur digne. Simplement une foule sauvage. Il est urgent de retrouver la parole: non pas celle d'un verbe divin diffusé en boucle sur des cassettes nasillardes dans les boutiques, les taxis, les rues et les cafés de Tunis, du Caire, de Damas ou Karachi ; mais celle d'un verbe humain qui pense, aime, débat. Dans des pays qui se vantaient d'avoir autrefois les plus grandes universités et bibliothèques du monde (la Maison de la Sagesse ; la Zitouna ; Al-Azhar...), on ne trouve, sur les étals des bouquinistes, qu'exégèses du Coran, manuels de cuisine, et essais sur le complot américano-sioniste. Retrouver la fierté dans la parole, celle qui s'écrit plutôt qu'elle ne se crie, est premier défi d'un monde arabe qui recherche sa voix propre.


jeudi 10 mai 2012

La vie après

Le film raconte l'histoire d'une jeune femme qui épouse son amoureux à Pripiets un 26 avril 1986 ; le printemps est chaud et orageux ; une insouciance champêtre illumine les visages. Mais l'amoureux doit quitter la noce : pompier, il est appelé sur un incendie. Anya se réveille seule le lendemain. Le soleil illumine sa chambre mais, dans sa cage, son canari est mort. Le téléphone s'obstine dans un mutisme exaspérant. Elle hésite entre la colère et l'inquiétude. Se rend à l'hôpital, pâle. Une infirmière sèche consulte ses papiers et lui dit qu'elle ne reverra jamais son amoureux : il a été grièvement brûlé et va être transféré à Moscou ; il est si radioactif, Piotr, qu'il est devenu un réacteur à lui seul. Suivent l'évacuation de la ville "la plus moderne d'Ukraine", le quotidien ailleurs, le retour impossible et l'exil tout aussi inacceptable.

Une catastrophe nucléaire, ce n'est pas un accident technologique. C'est la destruction de l'amour. La destruction de l'avenir. La destruction de l'espoir. La condamnation à l'errance sur une terre devenue maudite et à laquelle malgré tout on est attaché, parce qu'en dépit de son nom, Tchernobyl ("l'Absinthe", breuvage de l'oubli) est celle qu'on ne peut oublier.



"La Terre Outragée" n'est pas un film militant, et ce n'est pas pour des raisons militantes que je conseille d'y aller. Je ne m'empêcherai pas toutefois de rappeler que Lyon, par exemple, est à une vingtaine de kilomètres seulement de la centrale de Bugey, dont les réacteurs ont dépassé les trente ans pour lesquels ils ont été conçus. Dit ainsi cela n'a l'air de rien. D'où l'intérêt du film.

vendredi 9 mars 2012

Contrepoint, vu d'Alep - Domestiquer l'inquiétude

8 mars, vers 23h, je reçois via Facebook des nouvelles de Syrie. Non pas de Homs (toujours coupée des communications) mais d'Alep.
Hassan est un "réfugié" palestinien, qui est né et qui a grandi dans un camp d'Alep. C'est un jeune homme séduisant et très pieux, qui a fait des études de physiques, rêvait de poursuivre un master à l'étranger mais n'a pas trouvé de bourse, et a été embauché comme enseignant dans une école de l'UNRWA, l'agence de l'ONU en charge des réfugiés palestiniens au Proche-Orient. C'est un bon boulot : l'UNRWA paie bien, et le niveau de ses écoles est bien meilleur que celui des écoles du gouvernement syrien. C'est aussi un boulot qui le met relativement à l'abri des aléas économiques actuels. Les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, sont très durement touchés par le conflit, et chaque jour la situation devient moins tolérable, l'inquiétude plus lourde.
Si les réfugiés palestiniens ne s'ingèrent pas dans la politique syrienne, selon ses propos, ils en subissent les contrecoups. Et il n'est pas besoin de participer aux manifestations pour se faire son opinion sur la situation. Pour Hassan, si les villes syriennes se soulèvent, c'est que l'injustice et les inégalités entre groupes confessionnels et classes sociales y avaient atteint un degré insupportable. Il ne croit pas à la thèse des groupes organisés, mais concède que ceux ci prennent forme désormais.
Au niveau sécuritaire, le quotidien à Alep est à peu près normal hormis quelques "escarmouches", et des attentats sanglants le 10 février dernier (que personne ne sait à qui attribuer: ils ont frappé les locaux de la sûreté militaire). Mais on suit de près la situation à Idlib (non loin d'Alep, plus proche de la frontière turque), où l'on craint que la violence des opérations militaires menées à Homs ne se reproduise.
Pour Hassan comme pour Walid, à mille lieues l'un de l'autre tant sur le plan social que politique et confessionnel, il n'y a de perspective de salut qu'à l'étranger. Chacun rêve de partir construire une vie meilleure ailleurs.

12 mars. En entendant les informations à la radio ce soir, je regrettais que mon amie Sofia n'ait pas décidé d'émigrer elle aussi. Son mari avait vécu au Canada, un de ses frères vit aux Etats-Unis, un autre en Grande-Bretagne. Que fait-elle à Homs, dans ce piège où l'on égorge les familles dans leur maison, avant de brûler les corps à l'essence ? Je n'ai pas voulu regarder les vidéos sur internet, de peur de reconnaître dans les cadavres outragés les traits des êtres chers. de projeter mes peurs sans que le flou des pixels puisse apporter de démenti rassurant. Me revenaient comme des flashes ces images terrifiantes montrées par une réfugiée iraquienne que j'avais rencontrée à Damas en 2007 (voir article en anglais), et qui me racontait comment son père avait été enlevé par des milices, et son cadavre calciné jeté sur le trottoir devant la maison quelques semaines plus tard ; elle avait conservé une photo du corps mutilé, déformé, monstrueux, comme preuve de ses souffrances et justification à son exil. Images terrifiantes qui me hantent depuis que j'ai entendu le journal du soir évoquer ce massacre à Homs, dans le quartier de mon amie. Comme si on me disait "Belleville est sous les bombes, toutes les communications sont coupées, et au fait on a retrouvé les corps de dizaines de personnes égorgées et aspergées d'essence - regardez la vidéo comme c'est horrible". Sofia m'est proche comme une soeur. Ces annonces me retournent l'estomac. Il faut écrire pour apprivoiser l'inquiétude, et la douleur de la distance. Espérer : la sortie, la fuite, le refuge. Un village à la campagne, le Liban, l'ailleurs. Construire de mots une demeure protectrice, fût-ce une maigre cabane en bois face à une météorite. Attendre.

Post-scriptum. Pour rassurer mes lecteurs : Sofia va très bien aux dernières nouvelles. Fin avril la ligne téléphonique a été rétablie dans son quartier. Les militaires sécurisent le voisinage, et jouent au foot avec les enfants dans la rue. Lorsqu'ils ont fait irruption chez elle, ils ont été très gentils, parce que les enfants ont brandi des portraits du président (imprimés sur les cahiers d'écoliers...) ; heureusement que ceux qui défonçaient la porte de la cour étaient les militaires loyalistes et pas les rebelles, souffla Sofia. Mais tout va bien, réitère-t-elle. Les enfants vont même à l'école, grâce à Caritas, qui organise des cours alors que les écoles publiques sont fermées. On espère que la situation va se calmer. Sofia a eu un visa pour les Etats-Unis mais dit qu'elle ne partira pas. La Syrie, c'est son pays. Pendant ce temps, son petit frère est parti avec Nokia au Soudan, où la guerre a éclaté ; il se dit qu'il porte malheur, mieux vaudrait pour moi qu'il ne réponde pas à mon invitation de venir visiter la France. Il se dit qu'il pourrait travailler pour l'ONU, vu que partout où ses pas le portent il y a la guerre...