jeudi 15 octobre 2009

Shakr

Shakr est chauffeur de taxi à Damas. Du genre très poli et honnête, pas besoin de se disputer avec lui sur les prix, il donne un tarif juste, et conduit prudemment, sans klaxonner; demande d'une voix douce si vous êtes arrivé à bon port, et Dieu vous garde.
Shakr connaît bien Damas, il y vit depuis 16 ans, mais ce n'est pas un citadin, lui vient de la campagne, près de Malkiya - au fin fond du Kurdistan, du côté syrien de la frontière, à deux pas de l'Iraq et de la Turquie.
Shakr dit que sa famille travaille la terre, mais avec la pénurie d'eau ce n'est plus possible de vivre de l'exploitation agricole. Je m'étonne que la Jeziré, croissant fertile s'il en est, puisse souffrir de sécheresse: comment, entre deux fleuves, peut-on manquer d'eau? Shakr m'explique que l'eau d'irrigation est réservée aux grandes exploitations d'Etat, en l'occurrence le coton, et que sa famille, qui cultive le blé, dépend des pluies. La situation économique est très difficile en Jeziré, car les dernières années ont été très avares en précipitations.
Je lui demande alors, prudemment, si la région a bénéficié du développement du Kurdistan iraquien: après tout, ils sont voisins. Sur le plan matériel non, dit Shakr - mais il bondit sur l'occasion de parler de ce sujet tabou avec une étrangère.
"Depuis que Talabani est président de l'Iraq, on ne peut plus traiter les Kurdes avec le même mépris qu'avant. Maintenant, quand on nous massacre, le monde entier regarde. Avant il n'y en avait que pour la Palestine, mais le monde commence à prendre conscience de l'injustice dont nous avons été victimes, nous les Kurdes ! Le Kurdistan se réveille".
Shakr martèle ses mots comme des slogans. Soudain sa voix n'est plus si soumise et calme, les eaux profondes remontent en surface:
"Notre situation est vraiment terrible. j'ai un ami qui a été jeté en prison simplement pour avoir mis de la musique le jour de Nowrooz (nouvel an kurde). La question kurde, c'est vraiment la ligne rouge pour le gouvernement ici. Tu as vu ce qu'ils ont fait à notre Cheikh al-Khaznavi ! Ils ont trouvé qu'il était trop dangereux, alors ils l'ont tué (en 2005 - voir l'article du NYT). Et tu avais entendu parler des événements de Qamishlé?
Quamishlé est la capitale du Kurdistan syrien (ou plutôt: la plus grande ville de la région à dominante kurde en Syrie). En 2004, il y avait eu de violentes émeutes suite à un match de football contre une équipe d'une ville arabe, Deir ez-Zor.
"Tout le monde a voulu faire croire que c'était un match qui avait dégénéré, ce n'est pas vrai. Les supporters de Deir Ez-Zor étaient arrivés armés. Tout cela a été provoqué intentionnellement par les autorités, pour pouvoir réprimer les Kurdes, le gouvernement avait peur de ce qui se passait en Iraq"
Je demande alors à Shakr s'il a la nationalité syrienne, ou s'il est l'un de ceux qui l'ont perdue... Il s'arrête alors au bord de la route: j'ai un peu peur. Il me demande de monter à l'avant, et me tend un document.
"Lis".
Il est écrit: "Document de résident étranger. Ceci n'est pas une carte d'identité ni une autorisation de résidence". Suit son état civil.
- Avec cela, je n'ai pas le droit d'acheter une maison, ni même une voiture d'ailleurs, le taxi je l'ai pris sous le nom de quelqu'un d'autre, si la police m'arrête j'aurai une amende de 100 000 livres (une somme considérable, plusieurs mois de salaire). Je n'ai pas le droit de m'inscrire à l'université non plus, ni d'occuper un poste dans la fonction publique. Je n'ai même pas le droit de me marier officiellement, et mes enfants, comme moi, n'auront pas de nationalité.
Cette situation d'apatridie est méconnue à l'étranger. Elle concerne pourtant plusieurs centaines de milliers de personnes: environ 150 000 Kurdes citoyens syriens ont été privés de leur nationalité en 1962, alors que la Syrie proclamait fort son identité arabe (l'arabisme se trouve même inscrit dans la constitution syrienne); sachant que leurs enfants ont subi le même sort, et que le taux de natalité est assez élevé dans cette région, comme dans l'ensemble de la Syrie (qui est passée de 4 millions d'habitants en 1962 à 19 millions en 2009).
Privés de tout et enfermés chez eux, les Kurdes de Syrie qui ont perdu la nationalité ne peuvent même pas se voir délivrer un passeport pour tenter leur chance à l'étranger. Les organisations internationales qui viennent au secours des réfugiés (il y avait entre 1,5 et 2 millions de réfugiés iraquiens en Syrie en 2007) ne peuvent leur être d'aucune aide (bien que les textes internationaux protègent les apatrides): "Tu sais bien comment ça fonctionne ici".
On est arrivé à l'aéroport. Je me sens désolée pour Shakr. Il me laisse sa carte de visite et me dit que, la prochaine fois que je viendrai en Syrie, il m'emmènera visiter le Kurdistan. Je lui souhaite bonne chance.

dimanche 13 septembre 2009

Biennale

mes articles sur la biennale sont lisibles (en anglais) sur ce site.

samedi 5 septembre 2009

Skopje

La capitale de Macedoine est bien decevante pour qui arrive de Sarajevo- grande ville, avec des immeubles comme on en voit trop dans les banlieues francaises, assez sale, sans charme particulier. Et pourtant si l'on s'y attarde un peu c'est une ville vraiment interessante... et j'ai ete un peu forcee de m'y attarder car Skopje est le site de la 14 biennale des jeunes createurs d'Europe et de Mediterranee, un festival qui rassemble des jeunes artistes des deux rives pour des expositions, performances, concerts etc.
Je me suis proposee pour blogger sur le festival, je joindrai les liens.

mardi 1 septembre 2009

Sarajevo





Le nom de la ville evoque la desolation. Pourtant, etymologiquement, Sarajevo vient de 'saray', le palais (le serail), c'etait un lieu de villegiature pour les Ottomans, une ville situee en bordure de riviere, entouree de fraiches montagnes, de sources, de ressources minieres diverses...
La ville a surtout le malheur de se trouver en Bosnie, ce petit pays (pourtant ancien..) tiraille entre des puissances qui le depassent: Empire Ottoman et Empire Austro-hongrois (comme le raconte Andrić dans le roman de Višegrad), Serbie et Croatie dans la derniere guerre en date. La Croatie a attaque et detruit Mostar, et son fameux pont (aujourd'hui beau comme au premier jour, bien que le reste de la ville soit encore tres marque par les bombardements), la Serbie Sarajevo, dont elle a tenu le siege pendant 4 ans. La ville a ete quasiment aneantie mais elle a survecu grace a la tenacite des habitants - il faut dire que, vue dans ses belles heures, Sarajevo n'a pas l'air d'une de ces villes que l'on quitte facilement. On peut voir au musee historique une reconstitution de la vie sous le siege, les maisons transformees en abris de survie (potager sur le balcon, collecte d'eau par le toit, fenetres renforcees avec le plastique distribue par le HCR...) et dans le musee du Tunnel, on peut decouvrir le souterrain qui permettait d'approvisionner la ville. En s'eloignant du centre historique magnifiquement restaure, on peut voir aussi les traces de la guerre, impacts de balle, immeubles dechiquetes, site olympique ravage...
Mais la ville a principalement et avant tout un air de paisible capitale orientale, ou l'on prend le temps de vivre, surtout que c'est le ramadan. Les monuments de style ottoman cotoient harmonieusement les edifices austro hongrois, les eglises les mosquees, et toutes les collines semblent vivre dans la plus belle harmonie.
(photos : Sarajevo sous la pluie ; visite du musee du Tunnel; Mostar)

samedi 29 août 2009

la montagne humide

Mokra Gora se trouve aux confins de la Serbie, pres de la frontiere bosniaque, enfin la chose n'est pas claire car, comme je l'ai compris en passant la frontiere a pieds, lorsqu'on sort du territoire de la Republique serbe de Serbie on entre dans le territoire de la Republique serbe de Bosnie (photo). C'est une des subtilites des accords de Dayton, qui mirent officiellement fin, en 1995, a la guerre fratricide qui dechirait l'ex Yougoslavie. Pour satisfaire les aspirations nationalistes de chacun (et aussi parce que, dans l'histoire, les bosniaques etaient les moins forts), les zones du territoire de la Bosnie-Herzegovine a majorite serbe sont sous souverainete serbe... Donc dans les frontieres de Bosnie-Herzegovine il y a la federation de Bosnie et Herzegovine, et la Republique serbe. Brevo si vous suivez. Mais les gens semblent s'en debrouiller avec habilete au quotidien, passant avec aisance des dinars serbes aux marks bosniaques et a l'euro...







Ce n'est sans doute pas un hasard si c'est dans ces confins compliques, au sommet de la montagne humide, que Kusturića a decide de batir un village en bois, charmant, dans lequel on peut boire du jus 'Biorevolution' a l'effigie de Che Guevara et visionner des films du cineaste (j'ai vu Maradonna). On peut aussi faire une jolie balade touristique dans le petit train qui a inspire 'La vie est un miracle'.



(photo: biorevolution myrtille, avec Vadim, mon compagnon de route russe rencontre en face du mausolee de Tito a Belgrade, comme l'indique son tshirt)





Arrivee de l'autre cote de la frontiere, j'ai vu Visegrad, la ville celebre pour son pont et pour le roman d'Ivo Andric (photo)

mardi 25 août 2009

belgrade-premiers dessins




Il fallait ajouter des commentaires a ces dessins. celui du haut represente une eglise orthodoxe dans la citadelle de Belgrade, beau melange entre architecture orthodoxe et ottomane, qui surplombe la confluence entre le Danube et la riviere Sava. Celui du bas, c'est une decharge habitee par des Roms qui revendent des objets recuperes parmi les ordures. C'est la premiere chose que j'aie vu en arrivant en train a Belgrade. On n'en voit plus apres: Belgrade est une ville moderne, propre, assez touristique. on peut voir des galeries d'art partout, et des barges sur le Danube transformees en boites de nuit select...

voyages. Roumanie


me voici a Belgrade, sur un clavier serbe - vous l'aurez remarque aux fautes de frappe. Je suis arrivee ce matin apres une longue et confortable nuit en train depuis Bucarest.

La Roumanie etait une belle experience. Bucarest donne l'impression etrange d'etre une ville qui, se relevant de son passe de betonnages megalomaniaques, est colonisee par le monde. Western Union, le champion du transfert d'argent, domine de loin tous les McDonald's, Carrefour, Decathlon etc. C'est aussi une ville qui revit dans ses ruelles, ou se precipite la jeunesse branchee la nuit tombee.
A cette agitation nous avons prefere la chaleureuse rusticite des montagnes. Les paysans partageaient volontiers le lard et l'eau de vie de prune, nous laissaient dormir dans leur champ ou dans leur grange. Nous avons sillonne le pays de toutes manieres, a pieds, en charette, en train, en stop - souvent les plus edentes rigolards offraient de nous transporter dans leur vieille Dacia, qui tenait par la force du saint esprit, invoque a tous les carrefours.
Ceux qui parlaient anglais - ou avaient la patience de chercher les mots dans le dictionnaire franco roumain que nous transportions - parlaient parfois de l'Europe, qui detruisait les campagnes roumaines avec tous ses reglements et standards. Parfois de Ceaucescu, sous le regne de qui il n'y avait pas de liberte, mais pas de voleurs non plus, et davantage d'egalite. Les plus jeunes disaient vouloir partir, certains, qui etaient revenus, disaient au contraire ne plus vouloir quitter leurs montagnes.
Nous n'avons pas trouve la cle de la question tsigane. La Roumanie est, avec la Macedoine, le pays qui en compte la plus importante proportion. On les voyait mendier dans les villes, autour des gares. Nous avons traverse un village de Bucovine ou les parents travaillent comme bucherons et les enfants nous couraient apres pour nous piquer des trucs dans nos sac a dos. Un de nos chauffeurs, lorsque nous faisions du stop, nous affirmait que la Roumanie faisait beaucoup d'efforts pour les integrer et avait mis en place des quotas dans les universites a leur intention. Son hypothese etait que les riches tsiganes perpetuaient la misere des autres pour les exploiter.
Nous avonspar conte trouve la cle de Dracula. Le compte Vlad Tepes regnait en maitre absolu sur la Transylvanie. Il avait la reputation d'etre particulierement severe, et de punir les crimes en inventant des chatiments atroces - couper une main, ecarteler, empaler...Ce sont ses pratiques qui ont fait de lui un modele pour le seigneur buveur de sang...
Les paisibles monts de Transylvanie sont bien loin de ces contes obscurs. On peut tout au plus jouer a s'y faire peur en parlant des ours, mais les meules dorees qui ponctuent le paysage ont plutot un air moelleux et rassurant.

lundi 27 juillet 2009

Clotilde

C'est bientôt son anniversaire, essayons de lui faire souffler les bougies dehors...

http://clotildereiss.org/

samedi 18 juillet 2009

Apesanteurs

Ce blog a décidément tourné trop politique, revenons à un peu de beauté dans ce monde de brutes. J'ai vu hier un spectacle dans le cadre du festival "Paris Quartier d'Eté": le cirque à la Cité Universitaire. Il s'agissait plutôt de danse, danse acrobatique et en apesanteur, d'une grâce infinie - une sieste sur un mât chinois, une lutte avec l'insoutenable légèreté de l'être, un hymne baroque à l'amour musclé de la voltige, et des câlins trapéziques.

La chorégraphe, Kitsou Dubois, a été accueillie par le Centre National d'Etudes Spatiales, l'équivalent français de la NASA, qui est en charge non seulement de diriger les programmes d'exploration de l'univers, de lancements d'Arianes, mais aussi de tisser, avec tous ces fils, une "culture de l'espace" pour le grand public. La chorégraphe a pu mener ses recherches sur le mouvement sans gravité - et a participé à plusieurs vols "paraboliques" pour faire l'expérience corporelle de l'apesanteur. Une expérience proprement magique.

(une vidéo d'un autre spectacle peut être consultée sur le site de tv5)

lundi 13 juillet 2009

Les accommodements raisonnables

Pour prolonger le débat sur la burqa, voici deux liens
- l'un vers l'entretien que j'ai réalisé avec John Bowen, anthropologue américain et spécialiste de l'Islam, qui travaille actuellement sur les musulmans de France et leur perception par les pouvoirs publics: site de nonfiction.
- l"autre vers un article extrêmement stimulant, qui oppose au modèle français de républicanisme rigide les solutions canadiennes d' "accommodements raisonnables": ici.
Est-il besoin de le rappeler: je ne porte pas la burqa, je ne la défends pas, je trouve ça assez moche voire effrayant. Mais comme je l'ai dit précédemment, on ne légifère pas sur les gothiques, les tatoués et les grunges qui puent.

samedi 27 juin 2009

Des images d'Ispahan





.. comme on en voit peu.
1/ Bataille autour du pont Si-o-se Pol - lieu de promenade des amoureux d'ordinaire.

2/banderoles dans la rue.

3/la place Naqsh-e-Jahan, deuxième plus grande du monde après Tien An Men

Encore des nouvelles de ma copine Vii:
21st of June was the worst day ever. The streets were covered by these Basiji guys, the most dangerous people here. As you have seen the films one of them killed a girl by shooting her on her neck and it was the most brutal killing ever. Lots of other people are killed too. the worst thing is that they spread all around the city, trying to scare people and arresting youngsters who have waited for others to come in the streets.2 friends of mine are arrested by 2 under covered guys for nothing but standing in the street !It is like kidnapping !we do not know where they are..
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dimanche 21 juin 2009

La main de l'étranger

Dans son discours post-putsch, le grand ayatollah Khamenei fustigeait l'ingérence des puissances étrangères, accusées de fomenter l'insurrection en poussant dans la rue de jeunes iraniens crédules, manipulés par la BBC et Voice of America.
Dans un e-mail qu'elle m'envoyait ce matin, ma copine Vii (que je ne vois pas bien être manipulée par qui que ce soit, les fils craqueraient vite sous la traction des mouvements autonomes du pantin!) écrit:
Chère Yasmine,
Je suis toujours vivante et bien debout. Ici les choses sont terribles, tu ne peux pas savoir combien ces basijis sont dégeulasses, ils frappent les gens avec des instruments bizarres, ils nous tirent même dessus ! Au moins 10 personnes ont été tuées et hier fut la pire journée ((samedi, le jour où la grande manifestation anti-Ahmadinejad devait avoir lieu)). Ils ne te laissaient même pas attendre ton ami ((dans la rue: attroupements interdits)). on dit que certains des soldats ont été amenés du LIBAN et de TCHETCHENIE!!! J'en ai vu un qui essayait de faire peur à une fille, c'était un grand blond, et il disait tout le temps "Come on"!! Tu crois cela?! Ils ont arrêté et frappé beaucoup de monde, ils sont même entrés dans des maisons pour tout casser ! Quelle honte! Les rues ne sont plus que feu et violence...
La journée d'hier m'a écoeurée. Je ne supporte pas de rester à les regarder nous tuer, nous battre à mort... que devons nous faire? que doivent faire les autres pays??? !
(..)

D'un côté l'Occident, de l'autre l'Internationale Islamiste. Chacun accuse l'autre, pour le délégitimer, de recourir à des forces extérieures. Détail amusant: Khamenei lui-même a une main étrangère, puisqu'il porte une prothèse en place de main droite.

vendredi 19 juin 2009

Burqas

Ce matin en allumant la radio j'apprends qu'une coalition de députés envisage d'ouvrir une enquête parlementaire sur le port de la burqa en France, en vue de son interdiction. La croisade pour la libération de la femme est emmenée par André Gerin, maire communiste de Vénissieux, que sa pénible expérience avec la rébellion des Minguettes a rendu irréductiblement hostile à ce qu'il dénonce comme un islamisme radical, responsable de la communautarisation et de la violence.

Une remarque en préambule: la proposition de résolution est présentée par 58 députés, dont, selon un décompte approximatif basé uniquement sur les prénoms et patronymes, 11 femmes et 0 personne "issue de l'immigration maghrébine". Préambule intéressant, puisqu'il s'agit de libérer la femme musulmane.

Intéressons nous à présent aux motivations de la proposition. Les auteurs commencent par se référer au moment, fondateur s'il en est, de la Révolution française, moment de l'émancipation contre le joug de l'absolutisme et de la religion, qui a proclamé la liberté de religion dans le texte tout en brûlant du curé dans la rue. Moment fondateur également de la tolérance à la française, puisque, s'agissant de religion, elle n'admet que son existence discrète dans l'intimité du foyer, ou dans le folklorisme des jours fériés. C'est là le principe de la laïcité à la française, dont le cadre législatif est mis en place, on le sait, avec la loi de 1905; alors que cette loi vise à organiser un divorce en bonne et due forme entre l'Eglise et l'Etat(partage des biens et de l'autorité parentale), nos vaillants députés poussent l'exégèse jusqu'à en déduire "la dissociation de la citoyenneté et de l'appartenance religieuse". Pour un Français socialisé à l'école républicaine cette affirmation semblera couler de source; elle est pourtant assez absurde dans son fondement. Ou bien idéaliste. Qui dirait que c'est Henri Grouès et non l'abbé Pierre qui s'est battu sa vie durant pour le droit au logement?

Bien sûr il n'est pas question du christianisme ici. Il est question de l'Islam, la religion de tous les oppresseurs, c'est bien connu. Plus grave, c'est une religion envahissante, impérialiste, que nos vaillants défenseurs de la liberté accusent "d'imposer ses principes comme normes d’organisation de la société".
L'islam serait éminemment dangereux par sa dimension communautariste; il fait peser sur le bel unanimisme républicain la menace d'une désagrégation, d'une fragmentation en une "mosaïque de communautés repliées sur elles-mêmes et s’excluant mutuellement". Intéressant, cette crainte d'une désagrégation sociale par l'effet délétère de la religion quand on voit les institutions du culte musulman se débattre comme grenouilles dans la semoule pour définir un semblant de ligne commune (d'ici à parler d'organisation communautaire, on n'est pas prêt de manger le couscous). Quand d'autre part on songe à la montée des inégalités sociales, avec les effets de la crise, on est tenté de penser que ce projet n'est qu'un soubresaut du pouvoir pour relancer une légitimité bien ébranlée... La magnificence même de l'énoncé laisse songeur: "Quand la laïcité est menacée, la société française l’est dans son unité, dans sa capacité à offrir un destin commun". Une telle éloquence donne à tout Français qui se respecte l'envie irrésistible de se lever pour chanter la Marseillaise, et qu'un sang impur abreuve nos sillons.
Pourtant il ne s'agit pas de l'envahisseur nazi... et si on doit compter sur le sang des islamistes de France pour abreuver nos sillons, les blés risquent d'avoir bien soif cet été.

Plus sérieusement: la propension des Français à renoncer aux libertés publiques au nom de l'adhésion à des valeurs communes laisse songeur. Un anthropologue américain a d'ailleurs écrit tout un livre à ce sujet, intitulé Why the French Don't like Headscarves. Il y développe une analyse profonde de l'imprégnation rousseauiste de la politique française, de la méfiance à l'égard de la religion, et de la mobilisation ambiguë du féminisme au secours des banlieues. Il souligne à quel point la France est rétive à la notion même de multiculturalisme, perçue comme une menace de désintégration et de sédition:
"Tout groupe qui réclame des droits spécifiques se heurte à l'héritage jacobin de la culture politique française. Lorsque des groupes religieux tentent d'agir publiquement, ils sont doublement suspects. Tout d'abord, ils entrent en concurrence avec l'Etat pour la loyauté des individus, et ainsi promeut le communautarisme. Mais ils sont soupçonnés d'aller encore plus loin, et de promouvoir pour leurs membres des contraintes dont les sanctions sont divines, et donc d'une autorité plus grande que celle de l'Etat"
(ma traduction de la p.162. Pour le texte original, se reporter à l'ouvrage paru en 2008)

Venons en aux faits.
"Nous sommes aujourd’hui confrontés, dans les quartiers de nos villes (lire: dans nos banlieues-ghettos) au port par certaines femmes musulmanes de la burqa, voilant et enfermant intégralement le corps et la tête dans de véritables prisons ambulantes ou du niqab qui ne laisse apparaître que les yeux.
Si le foulard islamique constituait un signe distinctif d’appartenance à une religion, nous sommes là au stade extrême de cette pratique.
Il ne s’agit plus seulement d’une manifestation religieuse ostentatoire mais d’une atteinte à la dignité de la femme et à l’affirmation de la féminité.
Vêtue de la burqa ou du niqab, elle est en situation de réclusion, d’exclusion et d’humiliation insupportable. Son existence même est niée.
"
Le foulard c'était déjà super dangereux, on a bien fait de l'interdire à l'école, d'ailleurs les filles réussissent bien mieux le bac depuis qu'on les a ainsi forcées à exercer leur esprit critique à l'égard de la religion. Mais la burqa, c'est extrêmement dangereux, il serait donc légitime de l'interdire dans TOUS les espaces publics, dans le métro, dans la rue.
Femmes, soyez féminines, soyez belles, soyez glamour et sexy, c'est là qu'est la nouvelle liberté. (quant à savoir si l'affirmation de la féminité est un principe constitutionnel à défendre, je dédierai le dernier mot aux lesbiennes qui aimeraient bien qu'on les laisse ne pas être féminines...)

mercredi 17 juin 2009

Des chiffres

Le tableau qui suit, piqué sur un site fascinant, reporte les résultats officiels par province. Ce qui permet de voir plus nettement l'absurdité de certains chiffres....


ceux sur lesquels s'est arrêté l'éditeur du site "538" concernent le Lorestan. Cette province, d'où est originaire Karoubi, aurait donné 71% à Ahmadinejad, alors qu'elle a voté contre lui en 2005, et qu'il n'est pour l'instant pas démontré qu'il y ait construit plus de routes et d'écoles qu'ailleurs. C'est cet 'outlier' qui a permis de construire des graphiques , comparant les résultats de 2005 et 2009 pour les deux candidats.
En bref, comme on ne connaît pas les "vrais" résultats de l'élection, c'est un régal pour les statisticiens qui peuvent faire des graphiques croisés montrant le côté plus ou moins "aléatoire"(et donc plus ou moins improbable) des résultats. (En gros, comme on suppose que les gens tendent à être cohérents dans leur vote à travers le temps, les voix tendent à s'aggréger vers la ligne centrale.)

Je signale aussi le site de Avaaz qui propose un recomptage populaire type "exit poll".

lundi 15 juin 2009

Echos (suite)

Ma copine Viii, artiste et rebelle, m'écrit de Téhéran. Traduction.
C'est comme un coup d'Etat. Nous sommes tous au delà de la colère et nous voulons qu'on nous rende notre vote. Laisse moi t'expliquer: les Iraniens sont divisés en 2 groupes, les religieux et les intellectuels ((note perso: ok, c'est schématique, disons ceux qui font de la politique sont divisés en 2 groupes)) ! Le second groupe est opposé au système tout entier et exige un gouvernement laïc. Ils ne votent pas, et ne veulent pas légitimer le gouvernement en participant aux élections. MAIS ! cette fois ci ce groupe, depuis la jeune génération jusqu'à nos parents qui participèrent à la révolution il y a 30 ans, avait décidé d'aller voter pour manifester son mécontentement à "this fucking Ahmadinejad". Au total, 4 candidats avaient été acceptés ((les candidats doivent passer une sorte de test de moralité pour être autorisés à concourir)), et 2 d'entre eux étaient jugés acceptables par le second groupe ((des intellectuels - lire: non religieux)). la plupart des gens, y compris moi, voulaient voter pour Mousavi, pensant qu'il serait capable de changer la situation. Tu n'as pas idée à quel point les files d'attente pour voter étaient longues, et autour de moi tout le monde voulait voter pour Mousavi et Karoobi (...) le plus intéressant c'est que parmi les religieux, deux groupes sont apparus, dont l'un soutient Moussavi- il y a même des membres du clergé parmi eux ! Il s'opposent à Ahmadinejed, et considère qu'Ahmadinejad les a insultés. Donc si ces religieux, qui sont très puissants, restent avec nous ((les intellectuels)) alors nous pourrons résister, nous n'abandonnerons pas.

(manifestations aujourd'hui lundi. A Paris: place des innocents, les Halles, 16h)

Explications

Un article très éclairant de Juan Cole: résumé en français et article dans son intégralité en anglais.

1/ les résultats publiés annoncent qu'Ahmadinejad aurait remporté la ville de Tabriz avec 57% des voix. Son principal adversaire, Moussavi, est un Azéri originaire de la province d'Azerbaidjan dont Tabriz est la capitale; tous les sondages le donnaient vainqueur dans la région, qui a toujours voté pour ses candidats. (les Azéris représentent 25% de la population iranienne)
2/ Ahmadinejad n'est pas populaire dans les villes, qu'il s'agisse des quartiers riches (pro-réformateurs), ou des quartiers pauvres (qui ont soufferts de l'inflation). Le résultat officiel de 50% de voix pour Ahmadinejad à Téhéran est tout simplement absurde.
3/ Les résultats officiels ne donnent que 320 000 voix à Karoubi, l'autre réformiste, qui avait pourtant emporté 17% des suffrages aux précédentes élections... Il est issu de la minorité Lore, qui le soutient massivement, et est très populaire au Kurdistan. Dans ces conditions, il est plus qu'improbable qu'à ces élections il ait recueilli moins d'1% des voix.
(4) - 5/ Les scores annoncés par Ahmadinejad étaient relativement uniformes à travers l'Iran alors que tous les scrutins précédents montrent de fortes disparités régionales, en particulier en fonction des ethnies dominantes.
6/ La commission électorale est censée attendre 3 jours avant de certifier les résultats des élections. Khamenei a approuvé les résultats avant même que les bulletins aient fini d'être dépouillés.

Article complet

Stealing the Iranian Election

Top Pieces of Evidence that the Iranian Presidential Election Was Stolen

1. It is claimed that Ahmadinejad won the city of Tabriz with 57%. His main opponent, Mir Hossein Mousavi, is an Azeri from Azerbaijan province, of which Tabriz is the capital. Mousavi, according to such polls as exist in Iran and widespread anecdotal evidence, did better in cities and is popular in Azerbaijan. Certainly, his rallies there were very well attended. So for an Azeri urban center to go so heavily for Ahmadinejad just makes no sense. In past elections, Azeris voted disproportionately for even minor presidential candidates who hailed from that province.

2. Ahmadinejad is claimed to have taken Tehran by over 50%. Again, he is not popular in the cities, even, as he claims, in the poor neighborhoods, in part because his policies have produced high inflation and high unemployment. That he should have won Tehran is so unlikely as to raise real questions about these numbers. [Ahmadinejad is widely thought only to have won Tehran in 2005 because the pro-reform groups were discouraged and stayed home rather than voting.)

3. It is claimed that cleric Mehdi Karoubi, the other reformist candidate, received 320,000 votes, and that he did poorly in Iran's western provinces, even losing in Luristan. He is a Lur and is popular in the west, including in Kurdistan. Karoubi received 17 percent of the vote in the first round of presidential elections in 2005. While it is possible that his support has substantially declined since then, it is hard to believe that he would get less than one percent of the vote. Moreover, he should have at least done well in the west, which he did not.

4. Mohsen Rezaie, who polled very badly and seems not to have been at all popular, is alleged to have received 670,000 votes, twice as much as Karoubi.

5. Ahmadinejad's numbers were fairly standard across Iran's provinces. In past elections there have been substantial ethnic and provincial variations.

6. The Electoral Commission is supposed to wait three days before certifying the results of the election, at which point they are to inform Khamenei of the results, and he signs off on the process. The three-day delay is intended to allow charges of irregularities to be adjudicated. In this case, Khamenei immediately approved the alleged results.

I am aware of the difficulties of catching history on the run. Some explanation may emerge for Ahmadinejad's upset that does not involve fraud. For instance, it is possible that he has gotten the credit for spreading around a lot of oil money in the form of favors to his constituencies, but somehow managed to escape the blame for the resultant high inflation.

But just as a first reaction, this post-election situation looks to me like a crime scene.

(Suite et autres articles sur : http://www.juancole.com/ )

dimanche 14 juin 2009

Elections en Iran

Voici des échos de l'Iran: les commentaires d'un ami iranien qui me demande de faire circuler les images qu'il a prises dans la rue hier (samedi 13 juin). Il répond à un courriel où je lui demandais s'il pensait qu'il y avait eu beaucoup de fraude.


Yasmine,

Oui je suis sure qu'il fait comme ça. C'est clair. En plus, ils ont détourné notre sentiment. C'est, à mon avis, l'abus d'utilisation des moyens démocratiques par les dictateurs pour dire que nous sommes libérales et tous les mondes sont libres en expression ses idées et ils ont le droit de critiquer les autres. Nous avons décidé de changer Ahmadinejad et c'est pour ça que tous les iraniens, soi contres la Révolution ou non, ont participé en élection et c'est pour ça que le nombre de participant a augmenté. Mais nous avons trouvé le résultat complètement inverse ; le résultat qu'est contraire de la preuve ordinaire et les espoirs de people. Ce ne peut pas être possible ! Par exemple à Téhéran et les grandes villes, j'ai vu les mouvements organisés des étudiants et les intellectuels supportant le réformateur Mussavi ; on doit dire les majorités en vrai. Normalement, le résultant chez nous doit être inverse.

Yasmine, je suis très désespéré !! Nous avons des problème d'accès à l'internet.

(il conclut en me disant que sa famille va bien, que Dieu les garde)





Pour davantage de photos, http://tehranlive.org/2009/06/14/iranian-protest-election-results-2/

Difficile de donner un avis éclairé sur la question. Forcément j'étais enthousiaste pour Moussavi. Un réformateur intelligent et cultivé, ami des arts, époux d'une universitaire brillante, qui avait soulevé un espoir extraordinaire - dans une société que j'avais découverte comme dynamique, portée vers le changement, et exigeant davantage de liberté. Alors je voulais croire que les Iraniens eux aussi pouvaient se débarrasser de leur Bush, d'autant qu'Ahmadinejad exaspérait même ses partisans par ses sorties intempestives et son incompétence en matière économique.
Mais en visitant l'Iran je m'étais rendue compte aussi que je ne voyais qu'une partie de la société, ceux qui parlent anglais, qui sont tournés vers l'Occident. Les masses de tchadoris, ceux qui vont manifester le vendredi lors de la grande prière, ceux qui critiquent les réformateurs bourgeois depuis des campagnes délaissées (et à qui Ahmadinejad a envoyé des sacs de patates, pour se concilier leurs voix), ceux là je ne les rencontrais pas, et pourtant je savais qu'ils étaient nombreux. C'est un peu comme en France; je ne connais quasiment personne, autour de moi, qui vote Sarkozy, je vois d'immenses manifestations contre le gouvernement, et pourtant l'UMP continue de l'emporter aux élections...
Après ce préambule invitant à une prudence de sociologue, il reste que les fraudes sont probablement considérables - d'autant que les populations urbaines éduquées, qui avaient plus ou moins boycotté le précédent scrutin, s'étaient cette fois déplacées en masse. Pour rester dans la comparaison, l'UMP ne fait pas 60% au premier tour. Et il m'est difficile d'imaginer un tel succès électoral dans un pays où on m'interpelait, dans la rue, pour me dire que le président était stupide et que je ne devais pas juger les Iraniens à l'aune de leurs dirigeants.
Les pratiques douteuses en matière de censure, de blocage d'internet et de facebook notamment, n'invitent pas à croire en la bonne foi de ceux qui ont proclamé la victoire du conservateur. Rien que le fait d'avoir coupé le réseau de téléphones portables, qui auraient permis une vérification en temps réel des résultats des bureaux de vote, n'incite pas à faire confiance aux résultats annoncés.

jeudi 2 avril 2009

Condamnations immédiates

(trop de gens considèrent que la justice est laxiste en France. Voici un aperçu de sa rigueur ordinaire. Cette pièce est de ma plume, cela faisait longtemps que je n'avais pas pris la parole de ma propre voix... )

Lundi 30 mars, 13h30, tribunal de grande instance de Paris.
On les appellera S et T. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. L’un est un peu basané, veste en jean, l’autre est noir, blouson noir. Ils sont tous deux dans le box des accusés et comparaissent pour « extorsion d’un bien », en l’occurrence, des cigarettes.
S et T reconnaissent les faits, et acceptent d’être jugés immédiatement. Le 28 mars (samedi dernier), à 21h35, ils marchaient dans la rue et ont vu quelqu’un avec un paquet de cigarettes. « Un Roumain ». Ils lui ont demandé des cigarettes, il a refusé, T lui aurait alors montré l’arme (factice) qu’il portait à la ceinture. Le « Roumain » aurait tendu son paquet de cigarettes, S et T en auraient pris deux, et seraient partis. Le « Roumain » a aussitôt prévenu la police, qui a arrêté S et T, les a placés en garde à vue.
La juge demande à S et T d’expliquer leur conduite. Parlez plus fort. Et sortez les mains de vos poches, vous êtes au tribunal ici. « Je sais pas madame, je lui ai juste demandé des cigarettes et c’est lui il s’est approché de moi, il m’a tendu son paquet au visage et il m’a fait ‘non’ ! là je me suis senti comment dire agressé… pas agressé mais voilà quoi… et je lui ai dit toi tu sais pas ce que les gens ils ont sur eux… c’est tout ».
La juge s’étrangle d’indignation – c’est énervant de se faire sans arrêt taxer des cigarettes à tous les coins de rues ! et s’il refuse, c’est son droit le plus strict !
Elle lit l’enquête sociale, à charge. « M.T., vous êtes né à Kinshasa en 1988. Votre père est éboueur et votre mère est femme de ménage. Vous étiez en CAP, votre manager dit que c’est fini ( T murmure « Ah, il m’a viré alors ! »)… Enfance chaotique…. »
S a refusé l’enquête sociale. Condamné à plusieurs reprises, il est « en état de récidive légale ». Sans emploi, lorsque la juge lui demande ce qu’il veut faire dans la vie il dit qu’il veut s’inscrire dans un camp « seconde chance » de l’armée.
Mme le procureur prend la parole, s’étonne de l’absence de remords des prévenus qui en viendraient presque à reprocher à la victime d’avoir refusé les cigarettes. Elle souligne cependant que, compte tenu du faible préjudice (il s’agit de cigarettes), elle requiert du tribunal une dérogation à la peine plancher de 3 ans prévue pur S, en état de récidive légale. Elle requiert contre lui 18 mois fermes, avec mandat de dépôt. Pour T, qui a un casier judiciaire vierge, elle requiert 10 mois.
Au tour de l’avocat de permanence (qui a assuré la défense des trois affaires précédentes) : « Les faits ne sont pas anodins, et je partage votre analyse. Bien que le préjudice soit faible, il faut qu’il y ait condamnation. » Il plaide pour un sursis-mise à l’épreuve (SME), avec suivi psychologique.
L’affaire est mise en délibéré. L’audience est suspendue pour une heure. Une heure pour décider de l’avenir des sept prévenus passés pendant la première partie de cette audience - une affaire de tentative de vol de sac à main ; un vol de i-pod dans le métro ; une affaire de stup dont la principale victime est le prévenu lui-même, malade du sida, condamné 43 fois pour des faits similaires, et qui demande à aller à la prison de Fresnes, pour les soins ; et cette affaire d’extorsion de cigarettes.
Peine plancher de 3 ans en cas de récidive… pour vol de cigarettes…

Les comparutions immédiates sont une procédure correctionnelle d’urgence, qui existe depuis deux siècles. Utilisée principalement dans les tribunaux des grandes villes, elle est l’instrument privilégié de l’Etat pour contrôler la petite délinquance urbaine. Décriée pour son caractère expéditif, la procédure est plus complexe qu’il n’y paraît lors des observations d’audience : dans un ouvrage sur les comparutions immédiates, Angèle Christin dissèque les mécanismes de coulisse, depuis la notification en garde à vue, jusqu’à l’audience, en passant par l’instruction du dossier et l’entretien avec le procureur. Il reste que le personnel judiciaire, pourtant soucieux de marquer son indépendance, joue finalement le jeu de la répression, et les condamnations à des peines de prison ferme sont presque deux fois plus élevées dans les procédures de comparution immédiates que dans les autres procédures (Annuaire statistique de la justice 2006, cité par A. Christin, Comparutions immédiates, La Découverte, 2008).

La juge revient. La tentative de vol de sac à main prend 18 mois ferme. Le vol d’i-pod en réunion écope d’une peine « clémente » compte tenu des garanties d’insertion et du faible préjudice : 8 mois fermes pour l’un, 6 mois fermes pour l’autre. L’affaire de stup est renvoyée. Et pour les clopes : 12 mois de prison dont 4 avec sursis, assorti d’une obligation de travail, de domicile et de soins pour S. 12 mois de prison dont 6 avec sursis mise à l’épreuve pour T. Les deux sont placés sous mandat de dépôt, c’est-à-dire qu’ils seront conduits directement du tribunal à la prison, et seront incarcérés pendant respectivement 8 mois et 6 mois. Une jeune femme sort brusquement de la salle en pleurant.
L’affaire suivante est appelée, dans une confusion générale. Les prévenus comparaissent libres, ils sont sept, ont tous entre 18 et 19 ans, et la juge leur demande de se placer en rang d’oignon devant elle, suivant l’ordre d’appel. Les jeunes, qui chahutaient dans les couloirs pendant la suspension d’audience, sont maintenant calmes, les mains dans le dos et la tête baissée. Prêts à être punis. Ils sont accusés d’agression et de vol en réunion dans le RER : ils auraient pris à partie un passager du RER C, l’auraient dépouillé de son i-pod et l’auraient tabassé. La victime – qui n’est pas présente par crainte de représailles, indique son avocat - a fourni des certificats médicaux attestant de la gravité des blessures (cinq jours d’incapacité de travail).
Face à la juge, les jeunes font un bloc de silence. Ils sont tous noirs ou basanés, de milieu populaire. Ils viennent tous de l’école de la seconde chance « Epide », qui se trouve à ---- . Ils ne reconnaissent pas les faits : « j’ai rien fait et j’ai rien vu, madame ». Un seul brise la règle (il a un passé pénal, et un sursis au dessus de la tête) : il dit qu’il a vu une agression, hésite, dit que les agresseurs ne sont pas ceux présents dans la salle. La juge est agacée. Elle donne la parole à Mme le procureur, qui réclame des peines allant de 1 à 2 ans fermes selon l’implication des accusés dans l’affaire ; deux devront être relaxés, divers témoignages les mettent hors de cause.
Les avocats de la défense prennent la parole à tour de rôle. L’affaire, qui paraissait jusqu’ici assez simple prend une tournure autrement plus complexe. Près de 120 jeunes venant de cette école se trouvaient dans le RER à ce moment là ; l’identification des prévenus par la victime a sensiblement varié d’un PV d’audition à l’autre, sauf en ce qui concernait les deux « leaders ». Celui qui est absent et C. , qui dit qu’il n’a rien à voir dans l’histoire. On ne sait pas bien qui était dans le wagon, qui se trouvait à l’étage supérieur ou à l’étage inférieur, qui est intervenu comme complice et qui est intervenu pour séparer… Les avocats plaident la clémence, d’autant que tous les jeunes ont été suspendus de l’école à cause de cette affaire, et qu’on ne peut leur reprocher de ne pas répondre aux questions compte tenu des circonstances .
L’audience est levée. Les avocats viennent faire leurs pronostics ; certains jeunes sont silencieux, d’autres plaisantent entre eux. Deux intervenants associatifs sont outrés de ce qu’ils voient comme une injustice flagrante : leur protégé, qu’ils connaissent depuis qu’il est tout petit, et qui est très actif dans l’association, est accusé d’avoir pris le téléphone portable de la victime, alors même que la police avait établi que c’était le sien « On a dit que c’était l’un des agresseurs, mais lui il ferait de mal à personne ! en plus la victime a dit que l’agresseur avait les « dents du bonheur » - alors que lui, il a les dents parfaitement alignées ! ». La présidente de l’association « Une oasis dans la ville », est scandalisée de la procédure ; « quand on pense que ceux qui volent des millions ne sont même pas inquiétés ! ». Elle aura les larmes aux yeux lors du verdict.

Rendu de la décision. Deux obtiennent la relaxe. Les autres sont reconnus coupables et écopent de : 12 mois ferme pour le leader absent ; 6 mois fermes et 6 mois « SME » pour le numéro 2 « dents du bonheur » ; 4 mois fermes et 8 mois « SME » pour celui qui dit être intervenu pour séparer les autres. Pour les deux derniers, dont le rôle n’a pas été vraiment établi (ont ils donné des coups ? ont ils simplement regardé l’agression ? étaient-ils réellement présents ?), 2 mois fermes et 10 mois « SME ». Aucun mandat de dépôt n’a été retenu, les jeunes seront convoqués par le juge d’application des peines. Lourd silence.

Condamnations immédiates

(trop de gens considèrent que la justice est laxiste en France. Voici un aperçu de sa rigueur ordinaire. Cette pièce est de ma plume, cela faisait longtemps que je n'avais pas pris la parole de ma propre voix... )

Lundi 30 mars, 13h30, tribunal de grande instance de Paris.
On les appellera S et T. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. L’un est un peu basané, veste en jean, l’autre est noir, blouson noir. Ils sont tous deux dans le box des accusés et comparaissent pour « extorsion d’un bien », en l’occurrence, des cigarettes.
S et T reconnaissent les faits, et acceptent d’être jugés immédiatement. Le 28 mars (samedi dernier), à 21h35, ils marchaient dans la rue et ont vu quelqu’un avec un paquet de cigarettes. « Un Roumain ». Ils lui ont demandé des cigarettes, il a refusé, T lui aurait alors montré l’arme (factice) qu’il portait à la ceinture. Le « Roumain » aurait tendu son paquet de cigarettes, S et T en auraient pris deux, et seraient partis. Le « Roumain » a aussitôt prévenu la police, qui a arrêté S et T, les a placés en garde à vue.
La juge demande à S et T d’expliquer leur conduite. Parlez plus fort. Et sortez les mains de vos poches, vous êtes au tribunal ici. « Je sais pas madame, je lui ai juste demandé des cigarettes et c’est lui il s’est approché de moi, il m’a tendu son paquet au visage et il m’a fait ‘non’ ! là je me suis senti comment dire agressé… pas agressé mais voilà quoi… et je lui ai dit toi tu sais pas ce que les gens ils ont sur eux… c’est tout ».
La juge s’étrangle d’indignation – c’est énervant de se faire sans arrêt taxer des cigarettes à tous les coins de rues ! et s’il refuse, c’est son droit le plus strict !
Elle lit l’enquête sociale, à charge. « M.T., vous êtes né à Kinshasa en 1988. Votre père est éboueur et votre mère est femme de ménage. Vous étiez en CAP, votre manager dit que c’est fini ( T murmure « Ah, il m’a viré alors ! »)… Enfance chaotique…. »
S a refusé l’enquête sociale. Condamné à plusieurs reprises, il est « en état de récidive légale ». Sans emploi, lorsque la juge lui demande ce qu’il veut faire dans la vie il dit qu’il veut s’inscrire dans un camp « seconde chance » de l’armée.
Mme le procureur prend la parole, s’étonne de l’absence de remords des prévenus qui en viendraient presque à reprocher à la victime d’avoir refusé les cigarettes. Elle souligne cependant que, compte tenu du faible préjudice (il s’agit de cigarettes), elle requiert du tribunal une dérogation à la peine plancher de 3 ans prévue pur S, en état de récidive légale. Elle requiert contre lui 18 mois fermes, avec mandat de dépôt. Pour T, qui a un casier judiciaire vierge, elle requiert 10 mois.
Au tour de l’avocat de permanence (qui a assuré la défense des trois affaires précédentes) : « Les faits ne sont pas anodins, et je partage votre analyse. Bien que le préjudice soit faible, il faut qu’il y ait condamnation. » Il plaide pour un sursis-mise à l’épreuve (SME), avec suivi psychologique.
L’affaire est mise en délibéré. L’audience est suspendue pour une heure. Une heure pour décider de l’avenir des sept prévenus passés pendant la première partie de cette audience - une affaire de tentative de vol de sac à main ; un vol de i-pod dans le métro ; une affaire de stup dont la principale victime est le prévenu lui-même, malade du sida, condamné 43 fois pour des faits similaires, et qui demande à aller à la prison de Fresnes, pour les soins ; et cette affaire d’extorsion de cigarettes.
Peine plancher de 3 ans en cas de récidive… pour vol de cigarettes…

Les comparutions immédiates sont une procédure correctionnelle d’urgence, qui existe depuis deux siècles. Utilisée principalement dans les tribunaux des grandes villes, elle est l’instrument privilégié de l’Etat pour contrôler la petite délinquance urbaine. Décriée pour son caractère expéditif, la procédure est plus complexe qu’il n’y paraît lors des observations d’audience : dans un ouvrage sur les comparutions immédiates, Angèle Christin dissèque les mécanismes de coulisse, depuis la notification en garde à vue, jusqu’à l’audience, en passant par l’instruction du dossier et l’entretien avec le procureur. Il reste que le personnel judiciaire, pourtant soucieux de marquer son indépendance, joue finalement le jeu de la répression, et les condamnations à des peines de prison ferme sont presque deux fois plus élevées dans les procédures de comparution immédiates que dans les autres procédures (Annuaire statistique de la justice 2006, cité par A. Christin, Comparutions immédiates, La Découverte, 2008).

La juge revient. La tentative de vol de sac à main prend 18 mois ferme. Le vol d’i-pod en réunion écope d’une peine « clémente » compte tenu des garanties d’insertion et du faible préjudice : 8 mois fermes pour l’un, 6 mois fermes pour l’autre. L’affaire de stup est renvoyée. Et pour les clopes : 12 mois de prison dont 4 avec sursis, assorti d’une obligation de travail, de domicile et de soins pour S. 12 mois de prison dont 6 avec sursis mise à l’épreuve pour T. Les deux sont placés sous mandat de dépôt, c’est-à-dire qu’ils seront conduits directement du tribunal à la prison, et seront incarcérés pendant respectivement 8 mois et 6 mois. Une jeune femme sort brusquement de la salle en pleurant.
L’affaire suivante est appelée, dans une confusion générale. Les prévenus comparaissent libres, ils sont sept, ont tous entre 18 et 19 ans, et la juge leur demande de se placer en rang d’oignon devant elle, suivant l’ordre d’appel. Les jeunes, qui chahutaient dans les couloirs pendant la suspension d’audience, sont maintenant calmes, les mains dans le dos et la tête baissée. Prêts à être punis. Ils sont accusés d’agression et de vol en réunion dans le RER : ils auraient pris à partie un passager du RER C, l’auraient dépouillé de son i-pod et l’auraient tabassé. La victime – qui n’est pas présente par crainte de représailles, indique son avocat - a fourni des certificats médicaux attestant de la gravité des blessures (cinq jours d’incapacité de travail).
Face à la juge, les jeunes font un bloc de silence. Ils sont tous noirs ou basanés, de milieu populaire. Ils viennent tous de l’école de la seconde chance « Epide » (le "plan banlieues" de l'armée de terre). Ils ne reconnaissent pas les faits : « j’ai rien fait et j’ai rien vu, madame ». Un seul brise la règle (il a un passé pénal, et un sursis au dessus de la tête) : il dit qu’il a vu une agression, hésite, dit que les agresseurs ne sont pas ceux présents dans la salle. La juge est agacée. Elle donne la parole à Mme le procureur, qui réclame des peines allant de 1 à 2 ans fermes selon l’implication des accusés dans l’affaire ; deux devront être relaxés, divers témoignages les mettent hors de cause.
Les avocats de la défense prennent la parole à tour de rôle. L’affaire, qui paraissait jusqu’ici assez simple prend une tournure autrement plus complexe. Près de 120 jeunes venant de cette école se trouvaient dans le RER à ce moment là ; l’identification des prévenus par la victime a sensiblement varié d’un PV d’audition à l’autre, sauf en ce qui concernait les deux « leaders ». Celui qui est absent et C. , qui dit qu’il n’a rien à voir dans l’histoire. On ne sait pas bien qui était dans le wagon, qui se trouvait à l’étage supérieur ou à l’étage inférieur, qui est intervenu comme complice et qui est intervenu pour séparer… Les avocats plaident la clémence, d’autant que tous les jeunes ont été suspendus de l’école à cause de cette affaire, et qu’on ne peut leur reprocher de ne pas répondre aux questions compte tenu des circonstances .
L’audience est levée. Les avocats viennent faire leurs pronostics ; certains jeunes sont silencieux, d’autres plaisantent entre eux. Deux intervenants associatifs sont outrés de ce qu’ils voient comme une injustice flagrante : leur protégé, qu’ils connaissent depuis qu’il est tout petit, et qui est très actif dans l’association, est accusé d’avoir pris le téléphone portable de la victime, alors même que la police avait établi que c’était le sien « On a dit que c’était l’un des agresseurs, mais lui il ferait de mal à personne ! en plus la victime a dit que l’agresseur avait les « dents du bonheur » - alors que lui, il a les dents parfaitement alignées ! ». La présidente de l’association « Une oasis dans la ville », est scandalisée de la procédure ; « quand on pense que ceux qui volent des millions ne sont même pas inquiétés ! ». Elle aura les larmes aux yeux lors du verdict.

Rendu de la décision. Deux obtiennent la relaxe. Les autres sont reconnus coupables et écopent de : 12 mois ferme pour le leader absent ; 6 mois fermes et 6 mois « SME » pour le numéro 2 « dents du bonheur » ; 4 mois fermes et 8 mois « SME » pour celui qui dit être intervenu pour séparer les autres. Pour les deux derniers, dont le rôle n’a pas été vraiment établi (ont ils donné des coups ? ont ils simplement regardé l’agression ? étaient-ils réellement présents ?), 2 mois fermes et 10 mois « SME ». Aucun mandat de dépôt n’a été retenu, les jeunes seront convoqués par le juge d’application des peines. Lourd silence.

jeudi 19 février 2009

Crever de manière autonome

(encore un texte qui n'est pas de moi)

Autonomie des universités: l’imposture
* Par Thomas Piketty

Pourquoi l’autonomie des universités, idée séduisante en théorie, provoque-t-elle une telle colère ? Par quel prodige Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont-ils réussi à réunir tout le monde contre eux, des mandarins de gauche aux mandarins de droite, des étudiants aux jeunes enseignants chercheurs, sur ce qu’ils considèrent pourtant comme le «chantier prioritaire du quinquennat», la «priorité des priorités»? Tout simplement parce que l’idéologie, l’incompétence et l’improvisation règnent en maître au sommet de l’Etat.

Cela n’avait strictement aucun sens de se lancer dans de telles réformes avec des moyens humains et financiers en baisse, ou au mieux en stagnation. On peut retourner les documents budgétaires dans tous les sens : la vérité est qu’il n’y a pas eu d’augmentation des moyens récurrents alloués aux universités, écoles et centres de recherches, contrairement à ce que prétend le pouvoir. La seule hausse significative provient de l’explosion du crédit impôt recherche (réduction d’impôt sur les bénéfices des sociétés, en fonction de leurs dépenses internes de recherche développement), mesure dont on peut discuter les mérites (a priori les effets d’aubaine semblent largement l’emporter), mais qui ne concerne aucunement les budgets des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Que Nicolas Sarkozy continue de prétendre le contraire ne fait que renforcer l’impression de mépris pour les universitaires qui, a priori, savent compter, et qui constatent quotidiennement les non-renouvellements de postes et les baisses de crédits aux laboratoires. Ce n’est pas en prenant les gens pour des imbéciles que l’on développe une culture de l’autonomie et de la responsabilité.

Au-delà de la faute politique, la stagnation des moyens témoigne d’une profonde erreur d’analyse. Les universités françaises sont gravement sous-dotées comparées à leurs concurrentes étrangères. Surtout, il ne peut exister d’autonomie réussie sans une maîtrise des moyens correspondants, avec des progressions régulières et prévisibles. La liberté dans la pauvreté et la pénurie, cela ne marche pas. La question immobilière l’illustre à merveille. Dans l’absolu, donner aux universités la pleine maîtrise de leur patrimoine immobilier est une bonne idée : le ministère est bien incapable de prendre les bonnes décisions à leur place, et cette hyper-centralisation ne conduit qu’à des lenteurs invraisemblables ou des projets pharaoniques ou mal conçus. Mais comme le gouvernement n’a pas donné un centime pour assurer la maintenance des bâtiments, aucune université n’a voulu devenir propriétaire… En l’occurrence, il aurait fallu leur donner, en même temps que la propriété de leurs bâtiments, des dotations permettant de couvrir les dépenses de maintenance et d’investissement pour les dix, quinze ans à venir. Cela aurait représenté des sommes considérables (des dizaines de milliards d’euros) à débourser immédiatement. Mais l’autonomie est à ce prix : aucune université ne peut être autonome si elle ne dispose pas d’une dotation en capital dont elle contrôle pleinement l’utilisation. Et comme, de toute évidence, il faudra des décennies avant que le mécénat privé joue pleinement son rôle, c’est à l’Etat d’amorcer la pompe en allouant des dotations initiales significatives à chaque université.

Avec le plan Campus, le gouvernement a fait tout le contraire: aucun euro n’a été versé aux quelques établissements chichement choisis, et le pouvoir ne déboursera rien avant la construction effective, ce qui lui permet de conserver un contrôle étroit des décisions immobilières et scientifiques, et accessoirement de repousser la charge financière sur les gouvernements suivants, et de faire ainsi oublier que «les caisses sont vides»… surtout pour les universitaires. Sans compter que la loi LRU - votée à la va-vite à l’été 2007, et qui en gros s’est contentée de réduire la taille des conseils d’administration de 60 à 30 membres - n’a en aucune façon posé les bases d’une gouvernance équilibrée des universités.

On le voit bien aujourd’hui: les enseignants chercheurs n’ont aucune confiance dans le pouvoir local des présidents d’université, en particulier pour les décisions de promotion ou de modulation de services. A tel point que beaucoup préfèrent s’en remettre à des agences et commissions nationales hyper-centralisées, dont chacun connaît pourtant les limites. Cette confiance dans la gouvernance locale, clé de voûte de l’autonomie, ne pourra se construire que progressivement, d’une part en donnant aux universités des moyens pour développer des projets et non de la pénurie à répartir (pas facile de construire de la confiance dans ces conditions), d’autre part, en réfléchissant soigneusement à la structure des contre-pouvoirs au sein des établissements.

Partout dans le monde, les présidents d’université sont avant tout des gestionnaires : ils ne sont pas obligatoirement des universitaires et, en tout état de cause, ils sont choisis et rendent des comptes à des conseils non exclusivement universitaires. En contrepartie, ils n’interviennent qu’exceptionellement dans les choix scientifiques, qui se font toujours sur propositions des spécialistes des différentes disciplines. A aucun moment ces équilibres délicats n’ont été pensés par le gouvernement.

Espérons au moins que cette cynique politique de gribouille ne finira pas par tuer l’idée même de liberté, de décentralisation et d’autonomie. Ce n’est pas parce que nous avons affaire à une droite TF1 que nous devons nous replier sur une gauche agence Tass. C’est la gauche qui a inventé les radios libres, c’est elle qui devra un jour inventer les universités réellement libres, autonomes et prospères.

Article initialement publié dans Libération du 17/02/2009.

dimanche 15 février 2009

Les universitaires, un nouvel ordre mendiant?

Ou comment on fait voeu de pauvreté pour le salut du Savoir...
Parce que je n'ai pas de légitimité pour développer ce point (je ne suis encore qu'étudiante), je laisse la parole à Pierre Jourde
(Écrivain et Professeur des Universités, Grenoble III)

Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche
«médiocre» en France. Elle est tellement médiocre que les publications
scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que
la France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche.
Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà
évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la
république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des
locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans
bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de
ce nom.
(...)

Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué,
prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente
le parcours courant d'un professeur des universités aujourd'hui.
L'auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960.
Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d'études, mettons
d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour un très
faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est
enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège «sensible»
du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien à Montpellier, elle
fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros
travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin
un poste au Havre, ils déménagent.

A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour
espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se
faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois
cette évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les
universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y
en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante
candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire
requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications,
elle est élue maître de conférences à l'université de Clermont-
Ferrand, contre 34 candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33
restent sur le carreau, avec leur agrégation et leur thèse sur les
bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins qu'avant.
Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui
est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, et engloutit une
partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont, ils
peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B développe ses
recherches sur l'histoire de la paysannerie française au XIXe siècle.
Elle publie, donne des conférences, tout en assumant diverses
responsabilités administratives qui l'occupent beaucoup.

Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une
habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième
thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche.
Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle
obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore).
A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son
habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU.
Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en
trouve pas. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à
l'université de Créteil. A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500
euros par mois.

Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans
quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu
épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un
gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est
pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se
soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative,
surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous
pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des
raisons de politique interne. Sa carrière va stagner.

Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il
faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses
enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien
donne deux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait
qu'elle publie à tour de bras des articles vides. Dans les repas de
famille, son beau-frère, cadre commercial, qui gagne deux fois plus
qu'elle avec dix fois moins d'études, se moque de ses sept heures
d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants.

Voir aussi ce beau texte sur la réhabilitation (involontaire) de la Princesse de Clèves par notre président bling-bling.

mercredi 11 février 2009

La bureaucratie de la recherche.

Les fondations aiment bien répandre la manne sur des projets de grande envergure, plus faciles à "administrer" que des volées de projets artisanaux, comme elles aiment à favoriser les projets Scientifiques avec un grand S (ce qui revient à dire qu'à force de les banaliser on les a rendus "inoffensifs"), car elles ne veulent pas se signaler à l'attention de la politique. Les grandes fondations encouragent donc les recherches bureaucratiques à grand déploiement sur les problèmes de petit calibre, et recrutent à cette fin des intellectuels administrateurs. En second lieu on a les jeunes recrues, qui seraient plutôt des conseillers techniques que des sociologues (...) Ces jeunes gens sont moins insatisfaits que méthodiques; ils ont moins d'imagination que de patience; ils sont avant tout dogmatiques - dans toute l'acception historique et théologique du terme (...) L'enjeu est clair; si la sociologie n'est pas autonome, elle ne saurait être une entreprise à responsabilité collective. (...) Dans la mesure où le sociologue isolé laisse des bureaucraties s'immiscer dans son travail, il perd son autonomie de chercheur; dans la mesure où la sociologie s'identifie à un travail bureaucratique, elle perd son autonomie sociale et politique.


(C. Wright Mills, L'imagination sociologique, trad. P. Clinquart, La Découverte, pp 108-111)

mardi 3 février 2009

L'Université française

Il m'aura fallu du temps pour prendre position sur le mouvement qui agite (ou immobilise, c'est selon) les universités en France. J'étais de prime abord un peu sceptique face à une contestation qui, me semblait-il, visait surtout des responsables politiques (en premier lieu un chef de l'Etat peu soucieux de plaire au monde académique), et amalgamait des revendications corporatistes à des contestations plus générales contre le néolibéralisme.
J'étais d'autant moins encline à promouvoir le statu quo qu'après mon séjour de deux ans aux Etats-Unis je trouvais le système français sclérosé et peu défendable. Malheureusement les réformes actuelles, qui prétendent s'inspirer du modèle américain en parlant notamment d'évaluation, n'en retiennent pourtant aucune de ses forces, qui sont en premier lieu des financements conséquents, et une grande liberté dans la recherche. Bien au contraire, la réforme de Valérie Pécresse, qui a l'air si sage et aimable quand on l'entend présenter son projet, est un plâtrage hâtif qui ne cachera pas bien longtemps la misère et la précarité installées par les suppressions de postes.
Je remercie Liora Israël de m'avoir permis de mieux saisir les enjeux des réformes actuelles, en comprenant des logiques institutionnelles qui m'étaient jusque là assez sibyllines. En m'inspirant largement du cours "alternatif" qu'elle a présenté à l'EHESS dans le cadre du mouvement de contestation "Changeons de Programme", voici donc un historique des changements intervenus ces dernières années, et les perspectives futures pour l'université française.

Tout d'abord, rappelons-le, et cela rassurera ceux qui se sont toujours dit "je n'y comprends rien": le système français de la recherche et de l'enseignement supérieur est très complexe. Il est composé de 3 ensembles:
* l'université.
* les grandes écoles (ENS, Polytechnique..) et les "grands établissements" (EHESS, Langues O, Collège de France...)
* les organismes de recherche (CNRS, INSERM, INED etc)

Ce système était critiqué pour sa complexité, les très fortes disparités de dotation, et l'éparpillement qui gênait la visibilité des établissements au niveau international. Pour y remédier, des réformes ont été entreprises au niveau du financement de la recherche d'une part, et au niveau de la gestion des universités d'autre part.
Pour le premier volet, le CNRS est en cours de démantèlement; alors qu'il était le plus gros financeur (et employeur) des chercheurs en France, c'est désormais l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), créée en 2006, qui a pour fonction d'allouer des financements aux projets de recherche. L'ANR dispose pour cela d'un budget considérable, mais n'attribue de financement qu'à des projets thématiques, et sur des périodes de 3 ans. Concrètement, par rapport au CNRS, cela permet d'embaucher des chercheurs en CDD sur des projets précis, au lieu d'avoir des chercheurs titulaires relativement libres dans leurs activités. En complément de l'agence de financement, une agence d'évaluation a été créée en 2007, l'AERES, pour noter le travail des équipes de recherche. Les critères de notation (en particulier, pour les sciences sociales, l'importance accordée aux différentes revues où les chercheurs publient) soulèvent parfois des inquiétudes.

Le second volet, celui qu'on appelle "autonomie des université", a été mis en place avec la loi LRU ("liberté et responsabilité des universités"), votée en août 2007. Si le projet était soutenu par les présidents d'université (qui voyaient leur pouvoir s'accroître considérablement) un simple coup d'oeil au calendrier témoigne de son impopularité auprès des étudiants aussi bien que des enseignants-chercheurs. Cette réforme permet une autonomie budgétaire de l'université, et autorise le président de l'université à procéder à des recrutements sur des contrats de CDD et CDI, au moyen de commissions ad hoc. Le conseil d'administration est restreint, avec une moindre représentation des enseignants-chercheurs et des étudiants. Cette réforme s'accompagne d'un plan de regroupement des universités, visant à leur donner davantage de visibilité et d'attractivité.

La contestation actuelle est née à l'occasion d'une autre mesure : il s'agit de la modification du statut des enseignants-chercheurs de 1984, non pas par loi mais par décret de la ministre Valérie Pécresse. Ce décret accroît le pouvoir du président de l’université sur la gestion des carrières et la modulation de service des enseignants chercheurs, dont le volume de travail pourra être davantage modulé entre enseignement et recherche. Plus de souplesse en apparence, mais du texte on ne sait pas si c'est de la souplesse "qualitative" (donnant plus de temps à la recherche, ou à l'enseignement), ou de la souplesse "quantitative": permettant de moduler les dépenses de l'université, en augmentant le volume d'enseignement des enseignants-chercheurs pour éviter d'avoir à leur payer des heures complémentaires...
C'est là que le bât blesse: la ministre promet des conditions plus avantageuses pour les enseignants-chercheurs, qui pourraient dégager du temps pour la recherche à des moments clés de leur parcours, et c'est bien ce qu'ils demandent depuis longtemps. La contestation actuelle vient du fait que, en attribuant tout pouvoir de modulation au seul président de l'université (au lieu du Conseil National des Université, organe national comme son nom l'indique), cette mesure renforce des localismes qui sclérosent déjà trop l'université. Et d'autre part, pour qui fréquente un peu l'université, cette annonce ne paraît pas très sérieuse dans la mesure où précisément les postes d'enseignants-chercheurs tendent à disparaître au profit de postes plus précaires, avec des tâches d'enseignement très lourdes et des rémunérations peu gratifiantes.

Pour davantage d'information sur le sujet, allez voir le documentaire de Thomas Lacoste:
ici, premier épisode:

Les autres épisodes sont en libre accès sur le site internet. Pour soutenir cette initiative vous pouvez acheter le DVD 12€ (frais de port inclus)par paiement en ligne, ou par chèque à l’ordre de L’Autre association, 3, rue des Petites Ecuries, F-75010 Paris. (je n'ai pas de commission, c'est simplement la mention que l'auteur, déjà bien généreux, demande qu'on ajoute à toute citation de son travail, afin qu'il puisse en vivre un peu...)

samedi 24 janvier 2009

Charité bien ordonnée commence par soi-même

Un autre type d'annonce (comme quoi les agents immobiliers ont de la concurrence dans le vaste marché de l'immoralité): celui des obscures personnalités africaines et autres qui ont hérité d'une immense fortune, ont une maladie terrible, et ont reçu l'ordre divin de vous léguer leur argent, si vous voulez bien leur transmettre vos coordonnées bancaires. Le dernier message de ce type qui me soit providentiellement arrivé est particulièrement délicieux, dans le genre "affreux fonctionnaire véreux qui se repentit sur son lit de mort":

Mes Salutations
Je suis Mr NOEL PACHA, ancien agent de police à l'île Maurice.
Durant ma carrière de policier, j'ai eu à effectuer des trafics illégaux dans le domaine de la drogue et des armes. En ce moment là, tous mes virements bancaire se faisaient dans mon compte bancaire dans un pays de l'Afrique de l'ouest appelé le Benin à l'aide de l'ex Président de la république, le Générale "MATHIEU KEREKOU" qui à chaque virement avait son pourcentage.
Suite à mon état critique due au cancer de poumon, il m'est été conseillé par le père de mon église après confession de faire une charité avec une grande partie de ces fonds dont je dispose dans cette banque Béninoise à différentes personnes dans tous les pays du monde afin que le seigneur pardonne mes péchés.
C'est ainsi que je me sers du net pour contacter les chanceux qui bénéficieront gratuitement d'un chèque de 80.000.00€ (quatre vingt mille Euro) dont vous faites partie. Au nom du seigneur créateur du ciel et de la terre, cette somme vous aidera à réglementer une bonne partie de vos problèmes financiers. Je vous annonce que j'ai eu à contacter un avocat financier du bénin du nom de Me ALAPINI François. Ce dernier ayant une bonne foi a eu à signé un contrat d'accord de partenariat financier avec moi. Je vous annonce que vous n'aurez
pas à payer son salaire honoraire en avance car il a été dit au numéro 05 de la page 03 du contrat que:
05- Les tarifs total des honoraires de course s'élèveront à 655 et ne doivent être payés par le bénéficiaire après la réception du chèque et l'échange entre les deux banques.
Je vous prie de prendre contact avec cet avocat du nom de Me ALAPINI François
au BÉNIN pour réclamer votre chèque car je pars pour les USA dès ce soir pour continuer mes soins.
Au nom de Dieu créateur du ciel et de la terre, je vous prie d'accepter ce don que je vous offre du fonds du cœur car j'ai été conseillé par le curé de l'église "CATHOLIQUE" de Port-Louis.

Me ALAPINI François


(nb. en googlant le nom de l'avocat on trouve des commentaires de pauvres internautes qui se sont fait piéger en envoyant de jolies sommes par Western Union pour "légaliser l'acte de donation")
(nb2. le nom du gars est bien choisi. Un père noël qui mène une vie de pacha...)

vendredi 23 janvier 2009

A vendre: bel appartement avec mémé

Retour à un peu d'humour. En recherche d'appartement, voici une annonce sur laquelle je suis tombée un peu par hasard. On ne peut manquer une occasion de dénoncer l'esprit pervers de l'agent immobilier, que l'on voit compter ses sous et planter des épingles dans l'effigie de mémé pour accélérer sa mort...

-EXCLUSIVITÉ- Paris 11ème -Rue Alexandre Dumas- SPÉCIAL INVESTISSEUR, nous vous présentons dans ce bel immeuble pierres et briques aux parties communes impeccables, ce 3 pièces d'une surface de 53 m², distribution en étoile, double exposition, séjour, 2 chambres, possibilité de double séjour, cuisine indépendante. Cet appartement est vendu occupé par une dame de 80 ans.

mardi 20 janvier 2009

LIcenciés de Noël

Je parle trop peu de la France sur ce blog... permettez-moi alors de renvoyer à un très bon article sur la crise, qui nous rappelle que dans l'Etat providence français on n'a toujours pas assez de protection sociale, et que les "précaires" ne sont pas des paresseux, mais au contraire des gens qu'on exploite. C'est l'histoire d'un couple qui, le jour de Noël, reçoit une lettre annonçant la perte de leurs revenus, alors qu'ils avaient tous deux durement travaillé.

mercredi 14 janvier 2009

Les refuzniks (Noga n'est pas seule)

Alors que l’offensive sur Gaza continue, des voix discordantes se font entendre dans la société israélienne. Une vidéo circule sur internet montrant un autre visage de la guerre : celui des jeunes réservistes qui la rejettent.


On les appelle « refuzniks », ou sarvanim en hébreu. Ce sont ceux qui ont refusé de servir : de servir l’occupation, de participer aux combats. Dans un pays où l’armée occupe une place si importante, la position de ces objecteurs de conscience est difficile à tenir. Tous les citoyens juifs israéliens doivent accomplir un service militaire obligatoire d’une durée de 3 ans pour les hommes et 22 mois pour les femmes, auxquels s’ajoute en théorie un mois de réserve par an, jusqu’à 40 ans (1). L’armée est le véritable rite d’entrée dans la société israélienne, à bien des égards. Elle est vue aussi comme une indispensable condition de survie de l’Etat hébreu.
Il faut du courage pour refuser, plus que pour se battre, affirme Noam Livne, car lorsqu’on refuse on est seul contre tous. Ce jeune israélien est bien conscient des risques qu’il prend en ignorant l’ordre de mobilisation : il a déjà été emprisonné en 2001 suite à son refus de servir dans les territoires occupés ; cette fois, dit-il, « j’ai préparé un sac à la maison avec des bouquins et tout ce dont j’aurai besoin en prison ».
Noam est membre de "Le Courage de refuser", un mouvement fort de plus de 600 signataires, soldats et officiers de réserve, qui dénoncent le rôle de l’armée dans l’occupation des territoires palestiniens, et considèrent que la stratégie répressive ne sert pas la sécurité d’Israël. Le mouvement "Yesh Gvul" (Il y a des limites), constitué pendant la guerre du Liban de 1982, a compté jusqu'à 3000 membres. Le site "Refusenik watch" (www.oznik.com) estime qu'il y a à ce jour 1686 refuseniks. Les plus jeunes se sont rendus célèbres à travers le "mouvement du 18 décembre", qui rassemble des lycéens - des "shministim", comme ils se désignent: ils ont 18 ou 19 ans, et ils ont préféré la prison à la conscription.

C'est à ce choix éthique qu'appellent les manifestations pacifistes qui ont lieu en Israël depuis le début des opérations militaires sur la bande de Gaza. Les refuzniks critiquent l'aveuglement moral dont seraient victimes leurs camarades dans l’armée : « Les gens me disent, la pitié et la compassion, ce sont des mots de civils, on les laisse à la maison avant de partir au front, et c’est comme ça qu’ils en viennent à bombarder des écoles, ou l’université islamique de Gaza ! », déplore Jonathan Shapira, réserviste de l’armée de l’air. Selon ces anciens combattants qui ont déposé les armes, aucune guerre ne produira de paix durable : « On ne peut pas édifier la sécurité de Sdérot sur la souffrance de Gaza ».

PS. Infos complémentaires dans la rubrique "commentaires".

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(1) En réalité le fonctionnement de la conscription est complexe: il inclut les Druzes mais n'inclut ni les Arabes chrétiens ni les Arabes musulmans (sauf exceptions sur la base du volontariat); les femmes sont en général dispensées des obligations de réserve; les ultraorthodoxes ("haredim")peuvent effectuer des formes de service civil au lieu de porter les armes. Pour plus d'information sur la conscription mais aussi sur les forces militaires israéliennes, on se reportera à l'ouvrage de Pierre Razoux Tsahal, ed. Perrin 2006.

samedi 10 janvier 2009

Noga: Lettre d'Israël.

(ceci est la traduction de la lettre de Noga, une amie juive israélienne qui travaille pour une ONG de droits de l'homme à Tel Aviv)

Salut Yasmine,

Pardon d'avoir tardé à te répondre. oui, c'est très difficile ici [en Israel]. Bien sûr, la pire souffrance est à Gaza. Une collègue et amie à moi est là bas, elle vit dans le camp de réfugiés de Shati (plage). la semaine dernière une maison a été bombardée depuis la mer, à 70 mètres de la sienne. Des familles ont été tuées. Je lis des histoires terrifiantes sur la vie quotidienne à Gaza: rester terré impuissant, terrifié, attendre la mort.

Pour moi, en plus de la douleur que me causent les souffrances à Gaza il y a la douleur et le désespoir à entendre mes concitoyens israéliens. Il y a toujours ici de l'enthousiasme pour les guerres, mais je crois que le soutien qu'on voit à présent est inédit. Dans le passé, on prétendait au moins à la moralité. Les forces armées israéliennes s' "excusaient" de tuer des civils. Maintenant il n'y a plus aucune inhibition. On tue des centaines d'hommes, femmes et enfants innocents, en quelques jours, comme "légitime défense", et l'audience applaudit. Je suis au delà du désespoir et de la déception. Je n'ai plus d'attentes ou d'espoir sur cet endroit. Il y a des gens gentils et sympathiques, et j'en connais personnellement, qui peuvent soutenir les crimes les plus atroces. C'est l'humanité. La machine de propagande a marché à 100% et a réussi à éliminer les instincts moraux que les gens sont supposés avoir.

Tout cela est bien triste.
J'ai de la chance, cependant, que toute ma famille partage mes vues, mes collègues aussi bien évidemment, et mes amis, dans leur majorité. Il y a des manifestations tout le temps. Samedi dernier [le 3 janvier] plusieurs milliers de personnes ont défilé à Tel Aviv (photos jointes). Cela réchauffe le coeur de voir encore un peu de bon sens et de moralité ici...

La plupart des partis politiques ont soutenu l'attaque au début, même les partis prétendument "de gauche" (et je ne leur donnerai jamais mon vote, à aucun d'entre eux). Maintenant, comme on pouvait s'y attendre, on entend de plus en plus de voix en faveur d'une trêve. Si le nombre de soldats israéliens tués augmente, l'opinion publique va aussi changer progressivement. C'est ce qui s'est passé concernant l'opération au Liban d'il y a 2 ans. La souffrance des Libanais avait été complètement exclue du débat. Loin des regards. Ici, on reconnaît la souffrance des Gazaouis, mais notre besoin de "légitime défense", et/ou le fait qu' "ils" aient voté Hamas justifie, aux yeux de la plupart des Israéliens, n'importe quel crime contre eux.

Les gens ici n'ont aucune mémoire, et ils vont répéter et croire les mêmes slogans et les mêmes opérations minables qu'Israël a tentées et échouées plusieurs fois au Liban et dans les territoires occupés. un mélange de méchanceté et de stupidité...
au moins on peut supposer que tout cela sera fini avant le 20 janvier, parce qu'Obama a émis des protestations... Je l'espère ! mais le traumatisme pour les Gazaouis, et le dommage à une possible réconciliation subsisteront encore pour une ou deux générations.

J'imagine que cela ne te donne pas envie d'essayer de revenir visiter Israël prochainement...

Je te souhaite une très très bonne année ;

Noga

samedi 3 janvier 2009

Gaza

Je n'ai pas écrit de message depuis le début de l'offensive israélienne sur Gaza. C'est que j'y pense beaucoup, et j'ai beaucoup trop de choses à dire sur le sujet. Tout d'abord, sur le traitement médiatique prétendument "modéré" qui évoque des torts partagés entre Israël victime des roquettes et les Gazaouis victimes des bombardements. Il suffit de savoir compter pour voir l'absurdité de cette équation. Ensuite, sur l'identité des victimes: Israël affirme viser essentiellement des militants du Hamas et ne faire que des dégats collatéraux parmi les "vrais" civils.

Reste à voir qui sont les militants du Hamas: en l'occurrence, n'importe qui travaillant pour le semblant de structure institutionnelle à Gaza; c'est-à-dire policiers, pompiers, enseignants etc. Les cibles sont en effet des cibles civiles, qui touchent le Hamas dans ses activités civiles d'administration d'un territoire dont il avait la charge depuis sa victoire aux élections législative (légitimité légale) et depuis sa rupture avec le fatah de Mahmoud Abbas (qui n'a rien fait pour défendre les députés élus qui ont été jetés en prison en Israël sur des allégations floues de terrorisme ; l'un d'entre eux, président du Parlement, a ainsi été condamné à 36 mois de prison pour son appartenance au Hamas, forme de représaille suite à l' "enlèvement" du caporal Shalit).

Depuis des mois les organisations humanitaires et de défense des droits de l'homme tirent la sonnette d'alarme sur la situation à Gaza. Pénurie d'énergie, d'eau, de denrées alimentaires. Enfermement. Blocage de toute activité. Ces mesures n'étaient pas, pour Israël, un moyen de pression pour forcer le Hamas à la négociation, puisque c'est le Hamas lui-même qui a proposé une trêve et proposé de négocier - ce à quoi Israël a répondu qu'il ne négociait pas avec les "terroristes". Il a bien fallu pourtant que les Britanniques acceptent de discuter avec le Sinn Fein pour régler la question nord-irlandaise. L'accusation de terrorisme n'est pas signe d'une volonté d'apaisement politique, surtout lorsqu'elle vise un mouvement qui, devenu responsable de la gestion des affaires courantes, est en train d'accomplir sa propre mutation (bel article de Libé sur le sujet). Le choix de cibles telles que le siège de la police (visé le jour de la remise des diplômes à la nouvelle promotion de policiers), une caserne de pompiers près d'un camp de réfugiés, l'université islamique de Gaza (qui n'est pas un obscur repaire de Talibans mais une réelle institution académique), laisse planer des doutes sur les intentions réelles des stratèges israéliens. S'agit-il vraiment de faire cesser des tirs de roquette? D'affaiblir le Hamas? Ou de réoccuper Gaza?

En 2005, le choix de Sharon d'évacuer les colons de Gaza semblait politiquement courageux mais en réalité c'était une décision bien pragmatique. Gaza était une sorte de ghetto moche, avec quelques colonies cossues entourées de hordes de Palestiniens affamés; maintenir la sécurité des colons juifs coûtait cher. En plus, la surexploitation des nappes phréatiques avait causé la salinisation des ressources en eau, et il fallait importer à grand frais l'eau pour la consommation courante et l'agriculture. Finalement, il valait mieux laisser tomber Gaza et se concentrer sur la Cisjordanie, ce qui fut fait avec grands succès si l'on regarde un peu les cartes du territoire qui revient en vertu des traités à l'autorité palestinienne (CARTE: on remarque que les parties en orange, colonisées, couvrent la totalité des rives du Jourdain). Plus que l'argent, l'eau est le nerf de la guerre dans ces régions arides...

Toutefois, à la réflexion, les dirigeants israéliens, actuellement en campagne, se sont peut-être dit que les rivages de Gaza étaient intéressants, d'autant plus qu'on y a découvert de très importants gisements de gaz. De là à envisager de réoccuper la poudrière gazaouie, le chemin est long et douteux...

Quel est alors le plan israélien? Comme en 2006 avec l'offensive (désastreuse) au Liban, cela ne paraît pas clair. Comme en 2006, les démonstrations de force de l'armée israélienne et leur lot d'innocentes victimes civiles ne vont que renforcer la popularité de mouvements radicaux. Après la "victoire héroïque" du Hezbollah, les drapeaux jaunes flottaient partout au Liban. En Syrie, le Hezbollah était devenu tellement populaire que les discours de Nasrallah (le leader au turban noir) et les chants de lutte étaient en tête du top 50 des vendeurs de K7 à la sauvette. Anecdote locale: des représentants du Hezbollah avaient été invités par des Chrétiens de Marmarita, comme hôtes de marque, lors des cérémonies de l'Assomption du 15 août 2007. Manière de dire que les questions politiques dépassent les questions religieuses. Huntington est mort, recommençons à regarder les faits tels qu'ils se présentent...