vendredi 9 mars 2012

Contrepoint, vu d'Alep - Domestiquer l'inquiétude

8 mars, vers 23h, je reçois via Facebook des nouvelles de Syrie. Non pas de Homs (toujours coupée des communications) mais d'Alep.
Hassan est un "réfugié" palestinien, qui est né et qui a grandi dans un camp d'Alep. C'est un jeune homme séduisant et très pieux, qui a fait des études de physiques, rêvait de poursuivre un master à l'étranger mais n'a pas trouvé de bourse, et a été embauché comme enseignant dans une école de l'UNRWA, l'agence de l'ONU en charge des réfugiés palestiniens au Proche-Orient. C'est un bon boulot : l'UNRWA paie bien, et le niveau de ses écoles est bien meilleur que celui des écoles du gouvernement syrien. C'est aussi un boulot qui le met relativement à l'abri des aléas économiques actuels. Les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, sont très durement touchés par le conflit, et chaque jour la situation devient moins tolérable, l'inquiétude plus lourde.
Si les réfugiés palestiniens ne s'ingèrent pas dans la politique syrienne, selon ses propos, ils en subissent les contrecoups. Et il n'est pas besoin de participer aux manifestations pour se faire son opinion sur la situation. Pour Hassan, si les villes syriennes se soulèvent, c'est que l'injustice et les inégalités entre groupes confessionnels et classes sociales y avaient atteint un degré insupportable. Il ne croit pas à la thèse des groupes organisés, mais concède que ceux ci prennent forme désormais.
Au niveau sécuritaire, le quotidien à Alep est à peu près normal hormis quelques "escarmouches", et des attentats sanglants le 10 février dernier (que personne ne sait à qui attribuer: ils ont frappé les locaux de la sûreté militaire). Mais on suit de près la situation à Idlib (non loin d'Alep, plus proche de la frontière turque), où l'on craint que la violence des opérations militaires menées à Homs ne se reproduise.
Pour Hassan comme pour Walid, à mille lieues l'un de l'autre tant sur le plan social que politique et confessionnel, il n'y a de perspective de salut qu'à l'étranger. Chacun rêve de partir construire une vie meilleure ailleurs.

12 mars. En entendant les informations à la radio ce soir, je regrettais que mon amie Sofia n'ait pas décidé d'émigrer elle aussi. Son mari avait vécu au Canada, un de ses frères vit aux Etats-Unis, un autre en Grande-Bretagne. Que fait-elle à Homs, dans ce piège où l'on égorge les familles dans leur maison, avant de brûler les corps à l'essence ? Je n'ai pas voulu regarder les vidéos sur internet, de peur de reconnaître dans les cadavres outragés les traits des êtres chers. de projeter mes peurs sans que le flou des pixels puisse apporter de démenti rassurant. Me revenaient comme des flashes ces images terrifiantes montrées par une réfugiée iraquienne que j'avais rencontrée à Damas en 2007 (voir article en anglais), et qui me racontait comment son père avait été enlevé par des milices, et son cadavre calciné jeté sur le trottoir devant la maison quelques semaines plus tard ; elle avait conservé une photo du corps mutilé, déformé, monstrueux, comme preuve de ses souffrances et justification à son exil. Images terrifiantes qui me hantent depuis que j'ai entendu le journal du soir évoquer ce massacre à Homs, dans le quartier de mon amie. Comme si on me disait "Belleville est sous les bombes, toutes les communications sont coupées, et au fait on a retrouvé les corps de dizaines de personnes égorgées et aspergées d'essence - regardez la vidéo comme c'est horrible". Sofia m'est proche comme une soeur. Ces annonces me retournent l'estomac. Il faut écrire pour apprivoiser l'inquiétude, et la douleur de la distance. Espérer : la sortie, la fuite, le refuge. Un village à la campagne, le Liban, l'ailleurs. Construire de mots une demeure protectrice, fût-ce une maigre cabane en bois face à une météorite. Attendre.

Post-scriptum. Pour rassurer mes lecteurs : Sofia va très bien aux dernières nouvelles. Fin avril la ligne téléphonique a été rétablie dans son quartier. Les militaires sécurisent le voisinage, et jouent au foot avec les enfants dans la rue. Lorsqu'ils ont fait irruption chez elle, ils ont été très gentils, parce que les enfants ont brandi des portraits du président (imprimés sur les cahiers d'écoliers...) ; heureusement que ceux qui défonçaient la porte de la cour étaient les militaires loyalistes et pas les rebelles, souffla Sofia. Mais tout va bien, réitère-t-elle. Les enfants vont même à l'école, grâce à Caritas, qui organise des cours alors que les écoles publiques sont fermées. On espère que la situation va se calmer. Sofia a eu un visa pour les Etats-Unis mais dit qu'elle ne partira pas. La Syrie, c'est son pays. Pendant ce temps, son petit frère est parti avec Nokia au Soudan, où la guerre a éclaté ; il se dit qu'il porte malheur, mieux vaudrait pour moi qu'il ne réponde pas à mon invitation de venir visiter la France. Il se dit qu'il pourrait travailler pour l'ONU, vu que partout où ses pas le portent il y a la guerre...