jeudi 19 février 2009

Crever de manière autonome

(encore un texte qui n'est pas de moi)

Autonomie des universités: l’imposture
* Par Thomas Piketty

Pourquoi l’autonomie des universités, idée séduisante en théorie, provoque-t-elle une telle colère ? Par quel prodige Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont-ils réussi à réunir tout le monde contre eux, des mandarins de gauche aux mandarins de droite, des étudiants aux jeunes enseignants chercheurs, sur ce qu’ils considèrent pourtant comme le «chantier prioritaire du quinquennat», la «priorité des priorités»? Tout simplement parce que l’idéologie, l’incompétence et l’improvisation règnent en maître au sommet de l’Etat.

Cela n’avait strictement aucun sens de se lancer dans de telles réformes avec des moyens humains et financiers en baisse, ou au mieux en stagnation. On peut retourner les documents budgétaires dans tous les sens : la vérité est qu’il n’y a pas eu d’augmentation des moyens récurrents alloués aux universités, écoles et centres de recherches, contrairement à ce que prétend le pouvoir. La seule hausse significative provient de l’explosion du crédit impôt recherche (réduction d’impôt sur les bénéfices des sociétés, en fonction de leurs dépenses internes de recherche développement), mesure dont on peut discuter les mérites (a priori les effets d’aubaine semblent largement l’emporter), mais qui ne concerne aucunement les budgets des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Que Nicolas Sarkozy continue de prétendre le contraire ne fait que renforcer l’impression de mépris pour les universitaires qui, a priori, savent compter, et qui constatent quotidiennement les non-renouvellements de postes et les baisses de crédits aux laboratoires. Ce n’est pas en prenant les gens pour des imbéciles que l’on développe une culture de l’autonomie et de la responsabilité.

Au-delà de la faute politique, la stagnation des moyens témoigne d’une profonde erreur d’analyse. Les universités françaises sont gravement sous-dotées comparées à leurs concurrentes étrangères. Surtout, il ne peut exister d’autonomie réussie sans une maîtrise des moyens correspondants, avec des progressions régulières et prévisibles. La liberté dans la pauvreté et la pénurie, cela ne marche pas. La question immobilière l’illustre à merveille. Dans l’absolu, donner aux universités la pleine maîtrise de leur patrimoine immobilier est une bonne idée : le ministère est bien incapable de prendre les bonnes décisions à leur place, et cette hyper-centralisation ne conduit qu’à des lenteurs invraisemblables ou des projets pharaoniques ou mal conçus. Mais comme le gouvernement n’a pas donné un centime pour assurer la maintenance des bâtiments, aucune université n’a voulu devenir propriétaire… En l’occurrence, il aurait fallu leur donner, en même temps que la propriété de leurs bâtiments, des dotations permettant de couvrir les dépenses de maintenance et d’investissement pour les dix, quinze ans à venir. Cela aurait représenté des sommes considérables (des dizaines de milliards d’euros) à débourser immédiatement. Mais l’autonomie est à ce prix : aucune université ne peut être autonome si elle ne dispose pas d’une dotation en capital dont elle contrôle pleinement l’utilisation. Et comme, de toute évidence, il faudra des décennies avant que le mécénat privé joue pleinement son rôle, c’est à l’Etat d’amorcer la pompe en allouant des dotations initiales significatives à chaque université.

Avec le plan Campus, le gouvernement a fait tout le contraire: aucun euro n’a été versé aux quelques établissements chichement choisis, et le pouvoir ne déboursera rien avant la construction effective, ce qui lui permet de conserver un contrôle étroit des décisions immobilières et scientifiques, et accessoirement de repousser la charge financière sur les gouvernements suivants, et de faire ainsi oublier que «les caisses sont vides»… surtout pour les universitaires. Sans compter que la loi LRU - votée à la va-vite à l’été 2007, et qui en gros s’est contentée de réduire la taille des conseils d’administration de 60 à 30 membres - n’a en aucune façon posé les bases d’une gouvernance équilibrée des universités.

On le voit bien aujourd’hui: les enseignants chercheurs n’ont aucune confiance dans le pouvoir local des présidents d’université, en particulier pour les décisions de promotion ou de modulation de services. A tel point que beaucoup préfèrent s’en remettre à des agences et commissions nationales hyper-centralisées, dont chacun connaît pourtant les limites. Cette confiance dans la gouvernance locale, clé de voûte de l’autonomie, ne pourra se construire que progressivement, d’une part en donnant aux universités des moyens pour développer des projets et non de la pénurie à répartir (pas facile de construire de la confiance dans ces conditions), d’autre part, en réfléchissant soigneusement à la structure des contre-pouvoirs au sein des établissements.

Partout dans le monde, les présidents d’université sont avant tout des gestionnaires : ils ne sont pas obligatoirement des universitaires et, en tout état de cause, ils sont choisis et rendent des comptes à des conseils non exclusivement universitaires. En contrepartie, ils n’interviennent qu’exceptionellement dans les choix scientifiques, qui se font toujours sur propositions des spécialistes des différentes disciplines. A aucun moment ces équilibres délicats n’ont été pensés par le gouvernement.

Espérons au moins que cette cynique politique de gribouille ne finira pas par tuer l’idée même de liberté, de décentralisation et d’autonomie. Ce n’est pas parce que nous avons affaire à une droite TF1 que nous devons nous replier sur une gauche agence Tass. C’est la gauche qui a inventé les radios libres, c’est elle qui devra un jour inventer les universités réellement libres, autonomes et prospères.

Article initialement publié dans Libération du 17/02/2009.

dimanche 15 février 2009

Les universitaires, un nouvel ordre mendiant?

Ou comment on fait voeu de pauvreté pour le salut du Savoir...
Parce que je n'ai pas de légitimité pour développer ce point (je ne suis encore qu'étudiante), je laisse la parole à Pierre Jourde
(Écrivain et Professeur des Universités, Grenoble III)

Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche
«médiocre» en France. Elle est tellement médiocre que les publications
scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que
la France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche.
Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà
évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la
république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des
locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans
bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de
ce nom.
(...)

Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué,
prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente
le parcours courant d'un professeur des universités aujourd'hui.
L'auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960.
Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d'études, mettons
d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour un très
faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est
enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège «sensible»
du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien à Montpellier, elle
fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros
travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin
un poste au Havre, ils déménagent.

A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour
espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se
faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois
cette évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les
universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y
en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante
candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire
requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications,
elle est élue maître de conférences à l'université de Clermont-
Ferrand, contre 34 candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33
restent sur le carreau, avec leur agrégation et leur thèse sur les
bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins qu'avant.
Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui
est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, et engloutit une
partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont, ils
peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B développe ses
recherches sur l'histoire de la paysannerie française au XIXe siècle.
Elle publie, donne des conférences, tout en assumant diverses
responsabilités administratives qui l'occupent beaucoup.

Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une
habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième
thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche.
Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle
obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore).
A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son
habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU.
Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en
trouve pas. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à
l'université de Créteil. A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500
euros par mois.

Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans
quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu
épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un
gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est
pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se
soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative,
surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous
pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des
raisons de politique interne. Sa carrière va stagner.

Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il
faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses
enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien
donne deux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait
qu'elle publie à tour de bras des articles vides. Dans les repas de
famille, son beau-frère, cadre commercial, qui gagne deux fois plus
qu'elle avec dix fois moins d'études, se moque de ses sept heures
d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants.

Voir aussi ce beau texte sur la réhabilitation (involontaire) de la Princesse de Clèves par notre président bling-bling.

mercredi 11 février 2009

La bureaucratie de la recherche.

Les fondations aiment bien répandre la manne sur des projets de grande envergure, plus faciles à "administrer" que des volées de projets artisanaux, comme elles aiment à favoriser les projets Scientifiques avec un grand S (ce qui revient à dire qu'à force de les banaliser on les a rendus "inoffensifs"), car elles ne veulent pas se signaler à l'attention de la politique. Les grandes fondations encouragent donc les recherches bureaucratiques à grand déploiement sur les problèmes de petit calibre, et recrutent à cette fin des intellectuels administrateurs. En second lieu on a les jeunes recrues, qui seraient plutôt des conseillers techniques que des sociologues (...) Ces jeunes gens sont moins insatisfaits que méthodiques; ils ont moins d'imagination que de patience; ils sont avant tout dogmatiques - dans toute l'acception historique et théologique du terme (...) L'enjeu est clair; si la sociologie n'est pas autonome, elle ne saurait être une entreprise à responsabilité collective. (...) Dans la mesure où le sociologue isolé laisse des bureaucraties s'immiscer dans son travail, il perd son autonomie de chercheur; dans la mesure où la sociologie s'identifie à un travail bureaucratique, elle perd son autonomie sociale et politique.


(C. Wright Mills, L'imagination sociologique, trad. P. Clinquart, La Découverte, pp 108-111)

mardi 3 février 2009

L'Université française

Il m'aura fallu du temps pour prendre position sur le mouvement qui agite (ou immobilise, c'est selon) les universités en France. J'étais de prime abord un peu sceptique face à une contestation qui, me semblait-il, visait surtout des responsables politiques (en premier lieu un chef de l'Etat peu soucieux de plaire au monde académique), et amalgamait des revendications corporatistes à des contestations plus générales contre le néolibéralisme.
J'étais d'autant moins encline à promouvoir le statu quo qu'après mon séjour de deux ans aux Etats-Unis je trouvais le système français sclérosé et peu défendable. Malheureusement les réformes actuelles, qui prétendent s'inspirer du modèle américain en parlant notamment d'évaluation, n'en retiennent pourtant aucune de ses forces, qui sont en premier lieu des financements conséquents, et une grande liberté dans la recherche. Bien au contraire, la réforme de Valérie Pécresse, qui a l'air si sage et aimable quand on l'entend présenter son projet, est un plâtrage hâtif qui ne cachera pas bien longtemps la misère et la précarité installées par les suppressions de postes.
Je remercie Liora Israël de m'avoir permis de mieux saisir les enjeux des réformes actuelles, en comprenant des logiques institutionnelles qui m'étaient jusque là assez sibyllines. En m'inspirant largement du cours "alternatif" qu'elle a présenté à l'EHESS dans le cadre du mouvement de contestation "Changeons de Programme", voici donc un historique des changements intervenus ces dernières années, et les perspectives futures pour l'université française.

Tout d'abord, rappelons-le, et cela rassurera ceux qui se sont toujours dit "je n'y comprends rien": le système français de la recherche et de l'enseignement supérieur est très complexe. Il est composé de 3 ensembles:
* l'université.
* les grandes écoles (ENS, Polytechnique..) et les "grands établissements" (EHESS, Langues O, Collège de France...)
* les organismes de recherche (CNRS, INSERM, INED etc)

Ce système était critiqué pour sa complexité, les très fortes disparités de dotation, et l'éparpillement qui gênait la visibilité des établissements au niveau international. Pour y remédier, des réformes ont été entreprises au niveau du financement de la recherche d'une part, et au niveau de la gestion des universités d'autre part.
Pour le premier volet, le CNRS est en cours de démantèlement; alors qu'il était le plus gros financeur (et employeur) des chercheurs en France, c'est désormais l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), créée en 2006, qui a pour fonction d'allouer des financements aux projets de recherche. L'ANR dispose pour cela d'un budget considérable, mais n'attribue de financement qu'à des projets thématiques, et sur des périodes de 3 ans. Concrètement, par rapport au CNRS, cela permet d'embaucher des chercheurs en CDD sur des projets précis, au lieu d'avoir des chercheurs titulaires relativement libres dans leurs activités. En complément de l'agence de financement, une agence d'évaluation a été créée en 2007, l'AERES, pour noter le travail des équipes de recherche. Les critères de notation (en particulier, pour les sciences sociales, l'importance accordée aux différentes revues où les chercheurs publient) soulèvent parfois des inquiétudes.

Le second volet, celui qu'on appelle "autonomie des université", a été mis en place avec la loi LRU ("liberté et responsabilité des universités"), votée en août 2007. Si le projet était soutenu par les présidents d'université (qui voyaient leur pouvoir s'accroître considérablement) un simple coup d'oeil au calendrier témoigne de son impopularité auprès des étudiants aussi bien que des enseignants-chercheurs. Cette réforme permet une autonomie budgétaire de l'université, et autorise le président de l'université à procéder à des recrutements sur des contrats de CDD et CDI, au moyen de commissions ad hoc. Le conseil d'administration est restreint, avec une moindre représentation des enseignants-chercheurs et des étudiants. Cette réforme s'accompagne d'un plan de regroupement des universités, visant à leur donner davantage de visibilité et d'attractivité.

La contestation actuelle est née à l'occasion d'une autre mesure : il s'agit de la modification du statut des enseignants-chercheurs de 1984, non pas par loi mais par décret de la ministre Valérie Pécresse. Ce décret accroît le pouvoir du président de l’université sur la gestion des carrières et la modulation de service des enseignants chercheurs, dont le volume de travail pourra être davantage modulé entre enseignement et recherche. Plus de souplesse en apparence, mais du texte on ne sait pas si c'est de la souplesse "qualitative" (donnant plus de temps à la recherche, ou à l'enseignement), ou de la souplesse "quantitative": permettant de moduler les dépenses de l'université, en augmentant le volume d'enseignement des enseignants-chercheurs pour éviter d'avoir à leur payer des heures complémentaires...
C'est là que le bât blesse: la ministre promet des conditions plus avantageuses pour les enseignants-chercheurs, qui pourraient dégager du temps pour la recherche à des moments clés de leur parcours, et c'est bien ce qu'ils demandent depuis longtemps. La contestation actuelle vient du fait que, en attribuant tout pouvoir de modulation au seul président de l'université (au lieu du Conseil National des Université, organe national comme son nom l'indique), cette mesure renforce des localismes qui sclérosent déjà trop l'université. Et d'autre part, pour qui fréquente un peu l'université, cette annonce ne paraît pas très sérieuse dans la mesure où précisément les postes d'enseignants-chercheurs tendent à disparaître au profit de postes plus précaires, avec des tâches d'enseignement très lourdes et des rémunérations peu gratifiantes.

Pour davantage d'information sur le sujet, allez voir le documentaire de Thomas Lacoste:
ici, premier épisode:

Les autres épisodes sont en libre accès sur le site internet. Pour soutenir cette initiative vous pouvez acheter le DVD 12€ (frais de port inclus)par paiement en ligne, ou par chèque à l’ordre de L’Autre association, 3, rue des Petites Ecuries, F-75010 Paris. (je n'ai pas de commission, c'est simplement la mention que l'auteur, déjà bien généreux, demande qu'on ajoute à toute citation de son travail, afin qu'il puisse en vivre un peu...)