lundi 15 décembre 2008

Sécurité et démocratie

Moi qui ai tant voyagé, sans souci, passant avec facilité les files « passeport européen », et attendant tranquillement l’heure de l’embarquement avec un bouquin, voilà que je vais détester les aéroports.

Jeudi 12 décembre, 10h à Rome. J’ai peu dormi, peu mangé, depuis que je suis partie de Paris vingt six heures auparavant. Beaucoup attendu.

D’Israël je n’aurai vu que l’aéroport Ben Gourion, les agents de la sécurité (surtout des femmes, souvent jeunes), et le petit centre de rétention où j’ai passé la nuit.
J’arrive devant la jeune femme qui contrôle les passeports. Elle regarde mon nom. Hésite. Me demande le prénom de mon père, fait une moue dubitative. Le prénom de mon grand-père, me fait répéter plusieurs fois. Le nom de ma mère. Un nom français, ça ne l’intéresse pas. C’est quoi le nom de votre père déjà ? Vous avez de la famille ici ? Non, mon père est d’origine tunisienne. Se tourne vers son collègue, montre le passeport. Décide de m’emmener dans une salle d’attente pour « contrôle de sécurité ».

Plusieurs Arabes dans la salle d’attente : ils arrivent des Etats-Unis et viennent rendre visite à leur famille en Palestine. J’ai un premier entretien, avec une femme très gentille, qui visiblement ne croit pas que je viens en touriste. Je reviens dans la salle d’attente. Deuxième entretien, après une heure d’attente. On reprend depuis le début : mon nom, celui de mon père et de mon grand-père, mon itinéraire et le but de la visite, qui je connais en Israël. Je donne le nom de mon ami israélienne, son numéro de téléphone. Le nom de l’ami allemand qui va me rejoindre aussi. Vous voyagez seule ? Oui. Vraiment, vous n’avez pas peur ? Non, je devrais ?

Troisième entretien, avec deux jeunes filles. L’une est très méfiante. Elle me dit qu’ils ont beaucoup de problèmes en Israël avec les Français qui viennent pour jeter des pierres aux soldats. Je réponds que je ne jette pas des pierres sur les gens en France et je n’ai pas l’intention de venir en Israël pour jeter des pierres sur les gens. Elle me demande ma religion. Pas convaincue non plus par le multiconfessionalisme séculier de ma famille. Décidément je ne rentre pas facilement dans ses cases.
- Pourquoi vous venez en Israël, pourquoi maintenant et pourquoi toute seule ? Vous n’avez pas d’ami ? vous savez que vous êtes au milieu du conflit du Moyen Orient ? D’ailleurs qu’est-ce que vous pensez de ce conflit ?
- Oh vous savez, je suis très ouverte, je viens ici pour découvrir et pour comprendre.
- Mmm . Vous faites partie d’associations, d’organisations humanitaires ou de défense des droits de l’homme ?
Je dis non. Ce n’est pas exact, je suis membre d’Amnesty, mais je ne suis pas venue à ce titre, et en aucun cas je ne représente l’organisation.
Est-ce que j’ai de la famille ou des amis en Israël. De la famille, non. Une amie oui, rencontrée à Seattle. Noga. Je donne son nom, son numéro de téléphone. Encore.

On me renvoie dans la salle d'attente où la télé braille. J'attends près de trois heures. La jeune fille revient, énervée, dit que ça va mal se passer pour moi. Nouvel entretien avec une autre femme, des services d'immigration. Elle me dit qu'ils ont trouvé des choses sur moi sur internet. Quoi ? Un « ami » musulman en prison aux Etats-Unis. Je pense à mes prisonniers du Supermax, avant de réaliser que l’officier de l’immigration fait allusion à une pétition que j’avais signée l’an dernier concernant un Palestinien-Américain emprisonné sans procès. Je lui explique que cela ne signifie pas que je soutiens ses opinions politiques. Elle me dit qu’il y a d’autres choses mais ne me dit pas quoi. Le deal serait alors que je trouve quelqu’un en Israël pour poser sur moi une caution de 8 000 euros, alors j’aurai un visa de deux semaines avec interdiction d’aller en Cisjordanie. Sinon, prochain vol pour Paris, le lendemain matin.
L’amie d’Amel, Noga, une Israélienne qui habite Tel Aviv et que j’avais rencontrée à Seattle, parle avec les agents, dit qu’elle ne peut pas se procurer cette somme dans la nuit, alors que les banques sont fermées. Elle fait même intervenir un avocat. Rien n’y fait. De toutes façons je ne sais plus si j’ai envie d’entrer aux conditions qu’ils posent. Je suis fatiguée. Il est 21h à Tel Aviv, j’ai atterri à 15h. Le temps passe, lentement.
On fouille mes bagages en détail, mes vêtements même. Les femmes ne sont pas méchantes, certaines ont presque l’air embarrassé. Personne ne me dit ce qui a motivé le refus. Pas d'explication.

Courte nuit dans une cellule somme toute confortable pour une prison (six lits superposés, douche et toilettes dans une pièce séparée, et sandwichs à disposition sur la table). Moi qui voulais aller en Terre Sainte me changer les idées, voilà qu’au contraire je fais l’expérience directe de mon sujet de recherche : une étrangère, suspecte, mise en prison et renvoyée illico presto d’où elle est venue.

Les heures s’écoulent, je passe mentalement en revue tout ce qu’ils ont pu trouver sur internet, notamment mes travaux sur les Palestiniens en Syrie, mais ils ne m’ont pas posé de question là dessus, pas de question sur la Syrie. Pas de question sur les pays que j’ai visités. Pas de question sur mon passeport neuf. Finalement j’ai l’impression qu’ils me reprochent de ne pas leur avoir donné de réponse à des questions qu’ils n’ont pas posées. Ils insistaient seulement pour savoir si j’avais de la famille en Israël. Je n’étais pas crédible comme touriste : seule, avec un programme flou, sans réservation d’hôtel. Avec un nom arabe surtout.

Je pense à Jérusalem. J’ai l’impression un peu irréelle d’être dans un mauvais rêve. Je ne me suis pas battue. Je n’ai pas insisté pour savoir ce qu’ils me reprochaient. J’étais lasse des heures d’attente. Ils ont gagné de ma résistance: user du pouvoir discrétionnaire c'est retirer à l'individu toute prise sur le réel; comme la décision de refus n'était pas motivée, je ne pouvais pas même répondre à leurs suspicions. J'ai des raisons de croire, de toutes façons, que la décision était bien plus idéologique que sécuritaire (je ne suis ni impliquée dans des groupes terroristes, ni même lanceuse de pierres!).

Les policiers m’emmènent dans l’avion. C’est à Rome que j’éclate en sanglots, quand je me retrouve au poste d’un carabinieri bien gentil qui ne comprend pas ce qui s’est passé et ne sait pas quoi faire de moi. Finalement il décide qu’il n’est pas nécessaire de m’accompagner jusqu’à l’avion pour Paris, et me libère dans la zone de transit.

Politiques préventives. Je n’ai rien fait mais je suis suspecte, comment alors prouver que je ne suis pas dangereuse ? Mon passeport porte désormais la marque « Israël – visa denied ».

Je reçois des messages d'amis, d'amis d'amis, d'amis d'amis d'amis. On me raconte des aventures similaires. Des Israéliens qui déplorent qu'au lieu de les protéger leur police assassine chaque jour un peu plus leur pays. Un intellectuel juif israélien qui appelle au boycott universitaire. Un journaliste chrétien palestinien qui me dit de ne pas abandonner, car alors "la violence, le racisme et la discrimination" vaincraient. Une prof d'histoire de l'université de Bir Zeit qui a peur d'être elle-même refoulée chaque fois qu'elle revient d'une conférence à l'étranger. Et ma copine Amal, qui étudie la littérature aux Etats-Unis parce qu'elle ne supportait plus la condescendance de l'université de Tel Aviv, me rappelle que son nom arabe lui donne toujours droit à des heures d'interrogatoire à chaque passage par l'aéroport de Tel Aviv; elle fait partie de ceux qu'on appelle les "Arabes Israéliens", qui se désignent comme "Palestiniens de 1948", et dont l'avenir est toujours incertain (voir les récentes déclarations de la ministre des affaires étrangères).

2 commentaires:

Zizou From Djerba a dit…

Desole Yasmine! on dirait qu'il y'a un mur transparent qui nous rends different des autres. des experiences comme ca nous rappelle que ce mur existe meme si on ne peut pas le voir...

Vympel a dit…

j'ai lu l'article 8 fois ... normalement je fais ça 3 fois ...


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