jeudi 15 octobre 2009

Shakr

Shakr est chauffeur de taxi à Damas. Du genre très poli et honnête, pas besoin de se disputer avec lui sur les prix, il donne un tarif juste, et conduit prudemment, sans klaxonner; demande d'une voix douce si vous êtes arrivé à bon port, et Dieu vous garde.
Shakr connaît bien Damas, il y vit depuis 16 ans, mais ce n'est pas un citadin, lui vient de la campagne, près de Malkiya - au fin fond du Kurdistan, du côté syrien de la frontière, à deux pas de l'Iraq et de la Turquie.
Shakr dit que sa famille travaille la terre, mais avec la pénurie d'eau ce n'est plus possible de vivre de l'exploitation agricole. Je m'étonne que la Jeziré, croissant fertile s'il en est, puisse souffrir de sécheresse: comment, entre deux fleuves, peut-on manquer d'eau? Shakr m'explique que l'eau d'irrigation est réservée aux grandes exploitations d'Etat, en l'occurrence le coton, et que sa famille, qui cultive le blé, dépend des pluies. La situation économique est très difficile en Jeziré, car les dernières années ont été très avares en précipitations.
Je lui demande alors, prudemment, si la région a bénéficié du développement du Kurdistan iraquien: après tout, ils sont voisins. Sur le plan matériel non, dit Shakr - mais il bondit sur l'occasion de parler de ce sujet tabou avec une étrangère.
"Depuis que Talabani est président de l'Iraq, on ne peut plus traiter les Kurdes avec le même mépris qu'avant. Maintenant, quand on nous massacre, le monde entier regarde. Avant il n'y en avait que pour la Palestine, mais le monde commence à prendre conscience de l'injustice dont nous avons été victimes, nous les Kurdes ! Le Kurdistan se réveille".
Shakr martèle ses mots comme des slogans. Soudain sa voix n'est plus si soumise et calme, les eaux profondes remontent en surface:
"Notre situation est vraiment terrible. j'ai un ami qui a été jeté en prison simplement pour avoir mis de la musique le jour de Nowrooz (nouvel an kurde). La question kurde, c'est vraiment la ligne rouge pour le gouvernement ici. Tu as vu ce qu'ils ont fait à notre Cheikh al-Khaznavi ! Ils ont trouvé qu'il était trop dangereux, alors ils l'ont tué (en 2005 - voir l'article du NYT). Et tu avais entendu parler des événements de Qamishlé?
Quamishlé est la capitale du Kurdistan syrien (ou plutôt: la plus grande ville de la région à dominante kurde en Syrie). En 2004, il y avait eu de violentes émeutes suite à un match de football contre une équipe d'une ville arabe, Deir ez-Zor.
"Tout le monde a voulu faire croire que c'était un match qui avait dégénéré, ce n'est pas vrai. Les supporters de Deir Ez-Zor étaient arrivés armés. Tout cela a été provoqué intentionnellement par les autorités, pour pouvoir réprimer les Kurdes, le gouvernement avait peur de ce qui se passait en Iraq"
Je demande alors à Shakr s'il a la nationalité syrienne, ou s'il est l'un de ceux qui l'ont perdue... Il s'arrête alors au bord de la route: j'ai un peu peur. Il me demande de monter à l'avant, et me tend un document.
"Lis".
Il est écrit: "Document de résident étranger. Ceci n'est pas une carte d'identité ni une autorisation de résidence". Suit son état civil.
- Avec cela, je n'ai pas le droit d'acheter une maison, ni même une voiture d'ailleurs, le taxi je l'ai pris sous le nom de quelqu'un d'autre, si la police m'arrête j'aurai une amende de 100 000 livres (une somme considérable, plusieurs mois de salaire). Je n'ai pas le droit de m'inscrire à l'université non plus, ni d'occuper un poste dans la fonction publique. Je n'ai même pas le droit de me marier officiellement, et mes enfants, comme moi, n'auront pas de nationalité.
Cette situation d'apatridie est méconnue à l'étranger. Elle concerne pourtant plusieurs centaines de milliers de personnes: environ 150 000 Kurdes citoyens syriens ont été privés de leur nationalité en 1962, alors que la Syrie proclamait fort son identité arabe (l'arabisme se trouve même inscrit dans la constitution syrienne); sachant que leurs enfants ont subi le même sort, et que le taux de natalité est assez élevé dans cette région, comme dans l'ensemble de la Syrie (qui est passée de 4 millions d'habitants en 1962 à 19 millions en 2009).
Privés de tout et enfermés chez eux, les Kurdes de Syrie qui ont perdu la nationalité ne peuvent même pas se voir délivrer un passeport pour tenter leur chance à l'étranger. Les organisations internationales qui viennent au secours des réfugiés (il y avait entre 1,5 et 2 millions de réfugiés iraquiens en Syrie en 2007) ne peuvent leur être d'aucune aide (bien que les textes internationaux protègent les apatrides): "Tu sais bien comment ça fonctionne ici".
On est arrivé à l'aéroport. Je me sens désolée pour Shakr. Il me laisse sa carte de visite et me dit que, la prochaine fois que je viendrai en Syrie, il m'emmènera visiter le Kurdistan. Je lui souhaite bonne chance.