(trop de gens considèrent que la justice est laxiste en France. Voici un aperçu de sa rigueur ordinaire. Cette pièce est de ma plume, cela faisait longtemps que je n'avais pas pris la parole de ma propre voix... )
Lundi 30 mars, 13h30, tribunal de grande instance de Paris.
On les appellera S et T. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. L’un est un peu basané, veste en jean, l’autre est noir, blouson noir. Ils sont tous deux dans le box des accusés et comparaissent pour « extorsion d’un bien », en l’occurrence, des cigarettes.
S et T reconnaissent les faits, et acceptent d’être jugés immédiatement. Le 28 mars (samedi dernier), à 21h35, ils marchaient dans la rue et ont vu quelqu’un avec un paquet de cigarettes. « Un Roumain ». Ils lui ont demandé des cigarettes, il a refusé, T lui aurait alors montré l’arme (factice) qu’il portait à la ceinture. Le « Roumain » aurait tendu son paquet de cigarettes, S et T en auraient pris deux, et seraient partis. Le « Roumain » a aussitôt prévenu la police, qui a arrêté S et T, les a placés en garde à vue.
La juge demande à S et T d’expliquer leur conduite. Parlez plus fort. Et sortez les mains de vos poches, vous êtes au tribunal ici. « Je sais pas madame, je lui ai juste demandé des cigarettes et c’est lui il s’est approché de moi, il m’a tendu son paquet au visage et il m’a fait ‘non’ ! là je me suis senti comment dire agressé… pas agressé mais voilà quoi… et je lui ai dit toi tu sais pas ce que les gens ils ont sur eux… c’est tout ».
La juge s’étrangle d’indignation – c’est énervant de se faire sans arrêt taxer des cigarettes à tous les coins de rues ! et s’il refuse, c’est son droit le plus strict !
Elle lit l’enquête sociale, à charge. « M.T., vous êtes né à Kinshasa en 1988. Votre père est éboueur et votre mère est femme de ménage. Vous étiez en CAP, votre manager dit que c’est fini ( T murmure « Ah, il m’a viré alors ! »)… Enfance chaotique…. »
S a refusé l’enquête sociale. Condamné à plusieurs reprises, il est « en état de récidive légale ». Sans emploi, lorsque la juge lui demande ce qu’il veut faire dans la vie il dit qu’il veut s’inscrire dans un camp « seconde chance » de l’armée.
Mme le procureur prend la parole, s’étonne de l’absence de remords des prévenus qui en viendraient presque à reprocher à la victime d’avoir refusé les cigarettes. Elle souligne cependant que, compte tenu du faible préjudice (il s’agit de cigarettes), elle requiert du tribunal une dérogation à la peine plancher de 3 ans prévue pur S, en état de récidive légale. Elle requiert contre lui 18 mois fermes, avec mandat de dépôt. Pour T, qui a un casier judiciaire vierge, elle requiert 10 mois.
Au tour de l’avocat de permanence (qui a assuré la défense des trois affaires précédentes) : « Les faits ne sont pas anodins, et je partage votre analyse. Bien que le préjudice soit faible, il faut qu’il y ait condamnation. » Il plaide pour un sursis-mise à l’épreuve (SME), avec suivi psychologique.
L’affaire est mise en délibéré. L’audience est suspendue pour une heure. Une heure pour décider de l’avenir des sept prévenus passés pendant la première partie de cette audience - une affaire de tentative de vol de sac à main ; un vol de i-pod dans le métro ; une affaire de stup dont la principale victime est le prévenu lui-même, malade du sida, condamné 43 fois pour des faits similaires, et qui demande à aller à la prison de Fresnes, pour les soins ; et cette affaire d’extorsion de cigarettes.
Peine plancher de 3 ans en cas de récidive… pour vol de cigarettes…
Les comparutions immédiates sont une procédure correctionnelle d’urgence, qui existe depuis deux siècles. Utilisée principalement dans les tribunaux des grandes villes, elle est l’instrument privilégié de l’Etat pour contrôler la petite délinquance urbaine. Décriée pour son caractère expéditif, la procédure est plus complexe qu’il n’y paraît lors des observations d’audience : dans un ouvrage sur les comparutions immédiates, Angèle Christin dissèque les mécanismes de coulisse, depuis la notification en garde à vue, jusqu’à l’audience, en passant par l’instruction du dossier et l’entretien avec le procureur. Il reste que le personnel judiciaire, pourtant soucieux de marquer son indépendance, joue finalement le jeu de la répression, et les condamnations à des peines de prison ferme sont presque deux fois plus élevées dans les procédures de comparution immédiates que dans les autres procédures (Annuaire statistique de la justice 2006, cité par A. Christin, Comparutions immédiates, La Découverte, 2008).
La juge revient. La tentative de vol de sac à main prend 18 mois ferme. Le vol d’i-pod en réunion écope d’une peine « clémente » compte tenu des garanties d’insertion et du faible préjudice : 8 mois fermes pour l’un, 6 mois fermes pour l’autre. L’affaire de stup est renvoyée. Et pour les clopes : 12 mois de prison dont 4 avec sursis, assorti d’une obligation de travail, de domicile et de soins pour S. 12 mois de prison dont 6 avec sursis mise à l’épreuve pour T. Les deux sont placés sous mandat de dépôt, c’est-à-dire qu’ils seront conduits directement du tribunal à la prison, et seront incarcérés pendant respectivement 8 mois et 6 mois. Une jeune femme sort brusquement de la salle en pleurant.
L’affaire suivante est appelée, dans une confusion générale. Les prévenus comparaissent libres, ils sont sept, ont tous entre 18 et 19 ans, et la juge leur demande de se placer en rang d’oignon devant elle, suivant l’ordre d’appel. Les jeunes, qui chahutaient dans les couloirs pendant la suspension d’audience, sont maintenant calmes, les mains dans le dos et la tête baissée. Prêts à être punis. Ils sont accusés d’agression et de vol en réunion dans le RER : ils auraient pris à partie un passager du RER C, l’auraient dépouillé de son i-pod et l’auraient tabassé. La victime – qui n’est pas présente par crainte de représailles, indique son avocat - a fourni des certificats médicaux attestant de la gravité des blessures (cinq jours d’incapacité de travail).
Face à la juge, les jeunes font un bloc de silence. Ils sont tous noirs ou basanés, de milieu populaire. Ils viennent tous de l’école de la seconde chance « Epide », qui se trouve à ---- . Ils ne reconnaissent pas les faits : « j’ai rien fait et j’ai rien vu, madame ». Un seul brise la règle (il a un passé pénal, et un sursis au dessus de la tête) : il dit qu’il a vu une agression, hésite, dit que les agresseurs ne sont pas ceux présents dans la salle. La juge est agacée. Elle donne la parole à Mme le procureur, qui réclame des peines allant de 1 à 2 ans fermes selon l’implication des accusés dans l’affaire ; deux devront être relaxés, divers témoignages les mettent hors de cause.
Les avocats de la défense prennent la parole à tour de rôle. L’affaire, qui paraissait jusqu’ici assez simple prend une tournure autrement plus complexe. Près de 120 jeunes venant de cette école se trouvaient dans le RER à ce moment là ; l’identification des prévenus par la victime a sensiblement varié d’un PV d’audition à l’autre, sauf en ce qui concernait les deux « leaders ». Celui qui est absent et C. , qui dit qu’il n’a rien à voir dans l’histoire. On ne sait pas bien qui était dans le wagon, qui se trouvait à l’étage supérieur ou à l’étage inférieur, qui est intervenu comme complice et qui est intervenu pour séparer… Les avocats plaident la clémence, d’autant que tous les jeunes ont été suspendus de l’école à cause de cette affaire, et qu’on ne peut leur reprocher de ne pas répondre aux questions compte tenu des circonstances .
L’audience est levée. Les avocats viennent faire leurs pronostics ; certains jeunes sont silencieux, d’autres plaisantent entre eux. Deux intervenants associatifs sont outrés de ce qu’ils voient comme une injustice flagrante : leur protégé, qu’ils connaissent depuis qu’il est tout petit, et qui est très actif dans l’association, est accusé d’avoir pris le téléphone portable de la victime, alors même que la police avait établi que c’était le sien « On a dit que c’était l’un des agresseurs, mais lui il ferait de mal à personne ! en plus la victime a dit que l’agresseur avait les « dents du bonheur » - alors que lui, il a les dents parfaitement alignées ! ». La présidente de l’association « Une oasis dans la ville », est scandalisée de la procédure ; « quand on pense que ceux qui volent des millions ne sont même pas inquiétés ! ». Elle aura les larmes aux yeux lors du verdict.
Rendu de la décision. Deux obtiennent la relaxe. Les autres sont reconnus coupables et écopent de : 12 mois ferme pour le leader absent ; 6 mois fermes et 6 mois « SME » pour le numéro 2 « dents du bonheur » ; 4 mois fermes et 8 mois « SME » pour celui qui dit être intervenu pour séparer les autres. Pour les deux derniers, dont le rôle n’a pas été vraiment établi (ont ils donné des coups ? ont ils simplement regardé l’agression ? étaient-ils réellement présents ?), 2 mois fermes et 10 mois « SME ». Aucun mandat de dépôt n’a été retenu, les jeunes seront convoqués par le juge d’application des peines. Lourd silence.
jeudi 2 avril 2009
Condamnations immédiates
(trop de gens considèrent que la justice est laxiste en France. Voici un aperçu de sa rigueur ordinaire. Cette pièce est de ma plume, cela faisait longtemps que je n'avais pas pris la parole de ma propre voix... )
Lundi 30 mars, 13h30, tribunal de grande instance de Paris.
On les appellera S et T. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. L’un est un peu basané, veste en jean, l’autre est noir, blouson noir. Ils sont tous deux dans le box des accusés et comparaissent pour « extorsion d’un bien », en l’occurrence, des cigarettes.
S et T reconnaissent les faits, et acceptent d’être jugés immédiatement. Le 28 mars (samedi dernier), à 21h35, ils marchaient dans la rue et ont vu quelqu’un avec un paquet de cigarettes. « Un Roumain ». Ils lui ont demandé des cigarettes, il a refusé, T lui aurait alors montré l’arme (factice) qu’il portait à la ceinture. Le « Roumain » aurait tendu son paquet de cigarettes, S et T en auraient pris deux, et seraient partis. Le « Roumain » a aussitôt prévenu la police, qui a arrêté S et T, les a placés en garde à vue.
La juge demande à S et T d’expliquer leur conduite. Parlez plus fort. Et sortez les mains de vos poches, vous êtes au tribunal ici. « Je sais pas madame, je lui ai juste demandé des cigarettes et c’est lui il s’est approché de moi, il m’a tendu son paquet au visage et il m’a fait ‘non’ ! là je me suis senti comment dire agressé… pas agressé mais voilà quoi… et je lui ai dit toi tu sais pas ce que les gens ils ont sur eux… c’est tout ».
La juge s’étrangle d’indignation – c’est énervant de se faire sans arrêt taxer des cigarettes à tous les coins de rues ! et s’il refuse, c’est son droit le plus strict !
Elle lit l’enquête sociale, à charge. « M.T., vous êtes né à Kinshasa en 1988. Votre père est éboueur et votre mère est femme de ménage. Vous étiez en CAP, votre manager dit que c’est fini ( T murmure « Ah, il m’a viré alors ! »)… Enfance chaotique…. »
S a refusé l’enquête sociale. Condamné à plusieurs reprises, il est « en état de récidive légale ». Sans emploi, lorsque la juge lui demande ce qu’il veut faire dans la vie il dit qu’il veut s’inscrire dans un camp « seconde chance » de l’armée.
Mme le procureur prend la parole, s’étonne de l’absence de remords des prévenus qui en viendraient presque à reprocher à la victime d’avoir refusé les cigarettes. Elle souligne cependant que, compte tenu du faible préjudice (il s’agit de cigarettes), elle requiert du tribunal une dérogation à la peine plancher de 3 ans prévue pur S, en état de récidive légale. Elle requiert contre lui 18 mois fermes, avec mandat de dépôt. Pour T, qui a un casier judiciaire vierge, elle requiert 10 mois.
Au tour de l’avocat de permanence (qui a assuré la défense des trois affaires précédentes) : « Les faits ne sont pas anodins, et je partage votre analyse. Bien que le préjudice soit faible, il faut qu’il y ait condamnation. » Il plaide pour un sursis-mise à l’épreuve (SME), avec suivi psychologique.
L’affaire est mise en délibéré. L’audience est suspendue pour une heure. Une heure pour décider de l’avenir des sept prévenus passés pendant la première partie de cette audience - une affaire de tentative de vol de sac à main ; un vol de i-pod dans le métro ; une affaire de stup dont la principale victime est le prévenu lui-même, malade du sida, condamné 43 fois pour des faits similaires, et qui demande à aller à la prison de Fresnes, pour les soins ; et cette affaire d’extorsion de cigarettes.
Peine plancher de 3 ans en cas de récidive… pour vol de cigarettes…
Les comparutions immédiates sont une procédure correctionnelle d’urgence, qui existe depuis deux siècles. Utilisée principalement dans les tribunaux des grandes villes, elle est l’instrument privilégié de l’Etat pour contrôler la petite délinquance urbaine. Décriée pour son caractère expéditif, la procédure est plus complexe qu’il n’y paraît lors des observations d’audience : dans un ouvrage sur les comparutions immédiates, Angèle Christin dissèque les mécanismes de coulisse, depuis la notification en garde à vue, jusqu’à l’audience, en passant par l’instruction du dossier et l’entretien avec le procureur. Il reste que le personnel judiciaire, pourtant soucieux de marquer son indépendance, joue finalement le jeu de la répression, et les condamnations à des peines de prison ferme sont presque deux fois plus élevées dans les procédures de comparution immédiates que dans les autres procédures (Annuaire statistique de la justice 2006, cité par A. Christin, Comparutions immédiates, La Découverte, 2008).
La juge revient. La tentative de vol de sac à main prend 18 mois ferme. Le vol d’i-pod en réunion écope d’une peine « clémente » compte tenu des garanties d’insertion et du faible préjudice : 8 mois fermes pour l’un, 6 mois fermes pour l’autre. L’affaire de stup est renvoyée. Et pour les clopes : 12 mois de prison dont 4 avec sursis, assorti d’une obligation de travail, de domicile et de soins pour S. 12 mois de prison dont 6 avec sursis mise à l’épreuve pour T. Les deux sont placés sous mandat de dépôt, c’est-à-dire qu’ils seront conduits directement du tribunal à la prison, et seront incarcérés pendant respectivement 8 mois et 6 mois. Une jeune femme sort brusquement de la salle en pleurant.
L’affaire suivante est appelée, dans une confusion générale. Les prévenus comparaissent libres, ils sont sept, ont tous entre 18 et 19 ans, et la juge leur demande de se placer en rang d’oignon devant elle, suivant l’ordre d’appel. Les jeunes, qui chahutaient dans les couloirs pendant la suspension d’audience, sont maintenant calmes, les mains dans le dos et la tête baissée. Prêts à être punis. Ils sont accusés d’agression et de vol en réunion dans le RER : ils auraient pris à partie un passager du RER C, l’auraient dépouillé de son i-pod et l’auraient tabassé. La victime – qui n’est pas présente par crainte de représailles, indique son avocat - a fourni des certificats médicaux attestant de la gravité des blessures (cinq jours d’incapacité de travail).
Face à la juge, les jeunes font un bloc de silence. Ils sont tous noirs ou basanés, de milieu populaire. Ils viennent tous de l’école de la seconde chance « Epide » (le "plan banlieues" de l'armée de terre). Ils ne reconnaissent pas les faits : « j’ai rien fait et j’ai rien vu, madame ». Un seul brise la règle (il a un passé pénal, et un sursis au dessus de la tête) : il dit qu’il a vu une agression, hésite, dit que les agresseurs ne sont pas ceux présents dans la salle. La juge est agacée. Elle donne la parole à Mme le procureur, qui réclame des peines allant de 1 à 2 ans fermes selon l’implication des accusés dans l’affaire ; deux devront être relaxés, divers témoignages les mettent hors de cause.
Les avocats de la défense prennent la parole à tour de rôle. L’affaire, qui paraissait jusqu’ici assez simple prend une tournure autrement plus complexe. Près de 120 jeunes venant de cette école se trouvaient dans le RER à ce moment là ; l’identification des prévenus par la victime a sensiblement varié d’un PV d’audition à l’autre, sauf en ce qui concernait les deux « leaders ». Celui qui est absent et C. , qui dit qu’il n’a rien à voir dans l’histoire. On ne sait pas bien qui était dans le wagon, qui se trouvait à l’étage supérieur ou à l’étage inférieur, qui est intervenu comme complice et qui est intervenu pour séparer… Les avocats plaident la clémence, d’autant que tous les jeunes ont été suspendus de l’école à cause de cette affaire, et qu’on ne peut leur reprocher de ne pas répondre aux questions compte tenu des circonstances .
L’audience est levée. Les avocats viennent faire leurs pronostics ; certains jeunes sont silencieux, d’autres plaisantent entre eux. Deux intervenants associatifs sont outrés de ce qu’ils voient comme une injustice flagrante : leur protégé, qu’ils connaissent depuis qu’il est tout petit, et qui est très actif dans l’association, est accusé d’avoir pris le téléphone portable de la victime, alors même que la police avait établi que c’était le sien « On a dit que c’était l’un des agresseurs, mais lui il ferait de mal à personne ! en plus la victime a dit que l’agresseur avait les « dents du bonheur » - alors que lui, il a les dents parfaitement alignées ! ». La présidente de l’association « Une oasis dans la ville », est scandalisée de la procédure ; « quand on pense que ceux qui volent des millions ne sont même pas inquiétés ! ». Elle aura les larmes aux yeux lors du verdict.
Rendu de la décision. Deux obtiennent la relaxe. Les autres sont reconnus coupables et écopent de : 12 mois ferme pour le leader absent ; 6 mois fermes et 6 mois « SME » pour le numéro 2 « dents du bonheur » ; 4 mois fermes et 8 mois « SME » pour celui qui dit être intervenu pour séparer les autres. Pour les deux derniers, dont le rôle n’a pas été vraiment établi (ont ils donné des coups ? ont ils simplement regardé l’agression ? étaient-ils réellement présents ?), 2 mois fermes et 10 mois « SME ». Aucun mandat de dépôt n’a été retenu, les jeunes seront convoqués par le juge d’application des peines. Lourd silence.
Lundi 30 mars, 13h30, tribunal de grande instance de Paris.
On les appellera S et T. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. L’un est un peu basané, veste en jean, l’autre est noir, blouson noir. Ils sont tous deux dans le box des accusés et comparaissent pour « extorsion d’un bien », en l’occurrence, des cigarettes.
S et T reconnaissent les faits, et acceptent d’être jugés immédiatement. Le 28 mars (samedi dernier), à 21h35, ils marchaient dans la rue et ont vu quelqu’un avec un paquet de cigarettes. « Un Roumain ». Ils lui ont demandé des cigarettes, il a refusé, T lui aurait alors montré l’arme (factice) qu’il portait à la ceinture. Le « Roumain » aurait tendu son paquet de cigarettes, S et T en auraient pris deux, et seraient partis. Le « Roumain » a aussitôt prévenu la police, qui a arrêté S et T, les a placés en garde à vue.
La juge demande à S et T d’expliquer leur conduite. Parlez plus fort. Et sortez les mains de vos poches, vous êtes au tribunal ici. « Je sais pas madame, je lui ai juste demandé des cigarettes et c’est lui il s’est approché de moi, il m’a tendu son paquet au visage et il m’a fait ‘non’ ! là je me suis senti comment dire agressé… pas agressé mais voilà quoi… et je lui ai dit toi tu sais pas ce que les gens ils ont sur eux… c’est tout ».
La juge s’étrangle d’indignation – c’est énervant de se faire sans arrêt taxer des cigarettes à tous les coins de rues ! et s’il refuse, c’est son droit le plus strict !
Elle lit l’enquête sociale, à charge. « M.T., vous êtes né à Kinshasa en 1988. Votre père est éboueur et votre mère est femme de ménage. Vous étiez en CAP, votre manager dit que c’est fini ( T murmure « Ah, il m’a viré alors ! »)… Enfance chaotique…. »
S a refusé l’enquête sociale. Condamné à plusieurs reprises, il est « en état de récidive légale ». Sans emploi, lorsque la juge lui demande ce qu’il veut faire dans la vie il dit qu’il veut s’inscrire dans un camp « seconde chance » de l’armée.
Mme le procureur prend la parole, s’étonne de l’absence de remords des prévenus qui en viendraient presque à reprocher à la victime d’avoir refusé les cigarettes. Elle souligne cependant que, compte tenu du faible préjudice (il s’agit de cigarettes), elle requiert du tribunal une dérogation à la peine plancher de 3 ans prévue pur S, en état de récidive légale. Elle requiert contre lui 18 mois fermes, avec mandat de dépôt. Pour T, qui a un casier judiciaire vierge, elle requiert 10 mois.
Au tour de l’avocat de permanence (qui a assuré la défense des trois affaires précédentes) : « Les faits ne sont pas anodins, et je partage votre analyse. Bien que le préjudice soit faible, il faut qu’il y ait condamnation. » Il plaide pour un sursis-mise à l’épreuve (SME), avec suivi psychologique.
L’affaire est mise en délibéré. L’audience est suspendue pour une heure. Une heure pour décider de l’avenir des sept prévenus passés pendant la première partie de cette audience - une affaire de tentative de vol de sac à main ; un vol de i-pod dans le métro ; une affaire de stup dont la principale victime est le prévenu lui-même, malade du sida, condamné 43 fois pour des faits similaires, et qui demande à aller à la prison de Fresnes, pour les soins ; et cette affaire d’extorsion de cigarettes.
Peine plancher de 3 ans en cas de récidive… pour vol de cigarettes…
Les comparutions immédiates sont une procédure correctionnelle d’urgence, qui existe depuis deux siècles. Utilisée principalement dans les tribunaux des grandes villes, elle est l’instrument privilégié de l’Etat pour contrôler la petite délinquance urbaine. Décriée pour son caractère expéditif, la procédure est plus complexe qu’il n’y paraît lors des observations d’audience : dans un ouvrage sur les comparutions immédiates, Angèle Christin dissèque les mécanismes de coulisse, depuis la notification en garde à vue, jusqu’à l’audience, en passant par l’instruction du dossier et l’entretien avec le procureur. Il reste que le personnel judiciaire, pourtant soucieux de marquer son indépendance, joue finalement le jeu de la répression, et les condamnations à des peines de prison ferme sont presque deux fois plus élevées dans les procédures de comparution immédiates que dans les autres procédures (Annuaire statistique de la justice 2006, cité par A. Christin, Comparutions immédiates, La Découverte, 2008).
La juge revient. La tentative de vol de sac à main prend 18 mois ferme. Le vol d’i-pod en réunion écope d’une peine « clémente » compte tenu des garanties d’insertion et du faible préjudice : 8 mois fermes pour l’un, 6 mois fermes pour l’autre. L’affaire de stup est renvoyée. Et pour les clopes : 12 mois de prison dont 4 avec sursis, assorti d’une obligation de travail, de domicile et de soins pour S. 12 mois de prison dont 6 avec sursis mise à l’épreuve pour T. Les deux sont placés sous mandat de dépôt, c’est-à-dire qu’ils seront conduits directement du tribunal à la prison, et seront incarcérés pendant respectivement 8 mois et 6 mois. Une jeune femme sort brusquement de la salle en pleurant.
L’affaire suivante est appelée, dans une confusion générale. Les prévenus comparaissent libres, ils sont sept, ont tous entre 18 et 19 ans, et la juge leur demande de se placer en rang d’oignon devant elle, suivant l’ordre d’appel. Les jeunes, qui chahutaient dans les couloirs pendant la suspension d’audience, sont maintenant calmes, les mains dans le dos et la tête baissée. Prêts à être punis. Ils sont accusés d’agression et de vol en réunion dans le RER : ils auraient pris à partie un passager du RER C, l’auraient dépouillé de son i-pod et l’auraient tabassé. La victime – qui n’est pas présente par crainte de représailles, indique son avocat - a fourni des certificats médicaux attestant de la gravité des blessures (cinq jours d’incapacité de travail).
Face à la juge, les jeunes font un bloc de silence. Ils sont tous noirs ou basanés, de milieu populaire. Ils viennent tous de l’école de la seconde chance « Epide » (le "plan banlieues" de l'armée de terre). Ils ne reconnaissent pas les faits : « j’ai rien fait et j’ai rien vu, madame ». Un seul brise la règle (il a un passé pénal, et un sursis au dessus de la tête) : il dit qu’il a vu une agression, hésite, dit que les agresseurs ne sont pas ceux présents dans la salle. La juge est agacée. Elle donne la parole à Mme le procureur, qui réclame des peines allant de 1 à 2 ans fermes selon l’implication des accusés dans l’affaire ; deux devront être relaxés, divers témoignages les mettent hors de cause.
Les avocats de la défense prennent la parole à tour de rôle. L’affaire, qui paraissait jusqu’ici assez simple prend une tournure autrement plus complexe. Près de 120 jeunes venant de cette école se trouvaient dans le RER à ce moment là ; l’identification des prévenus par la victime a sensiblement varié d’un PV d’audition à l’autre, sauf en ce qui concernait les deux « leaders ». Celui qui est absent et C. , qui dit qu’il n’a rien à voir dans l’histoire. On ne sait pas bien qui était dans le wagon, qui se trouvait à l’étage supérieur ou à l’étage inférieur, qui est intervenu comme complice et qui est intervenu pour séparer… Les avocats plaident la clémence, d’autant que tous les jeunes ont été suspendus de l’école à cause de cette affaire, et qu’on ne peut leur reprocher de ne pas répondre aux questions compte tenu des circonstances .
L’audience est levée. Les avocats viennent faire leurs pronostics ; certains jeunes sont silencieux, d’autres plaisantent entre eux. Deux intervenants associatifs sont outrés de ce qu’ils voient comme une injustice flagrante : leur protégé, qu’ils connaissent depuis qu’il est tout petit, et qui est très actif dans l’association, est accusé d’avoir pris le téléphone portable de la victime, alors même que la police avait établi que c’était le sien « On a dit que c’était l’un des agresseurs, mais lui il ferait de mal à personne ! en plus la victime a dit que l’agresseur avait les « dents du bonheur » - alors que lui, il a les dents parfaitement alignées ! ». La présidente de l’association « Une oasis dans la ville », est scandalisée de la procédure ; « quand on pense que ceux qui volent des millions ne sont même pas inquiétés ! ». Elle aura les larmes aux yeux lors du verdict.
Rendu de la décision. Deux obtiennent la relaxe. Les autres sont reconnus coupables et écopent de : 12 mois ferme pour le leader absent ; 6 mois fermes et 6 mois « SME » pour le numéro 2 « dents du bonheur » ; 4 mois fermes et 8 mois « SME » pour celui qui dit être intervenu pour séparer les autres. Pour les deux derniers, dont le rôle n’a pas été vraiment établi (ont ils donné des coups ? ont ils simplement regardé l’agression ? étaient-ils réellement présents ?), 2 mois fermes et 10 mois « SME ». Aucun mandat de dépôt n’a été retenu, les jeunes seront convoqués par le juge d’application des peines. Lourd silence.
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