mercredi 22 février 2012

La Syrie, de loin



Il y a bientôt un an, alors que je m'apprêtais à partir pour découvrir la Tunisie de l'après-révolution, je reçois un appel chez moi. C'est Sofia, ma copine de Homs. Sofia n'appelle jamais, les communications sont très chères depuis la Syrie : c'est moi qui appelle d'habitude. Je l'avais eue au téléphone quelques semaines auparavant, au début du soulèvement de Deraa. Tout allait bien à Homs alors.
Mais ce soir d'avril 2011, Sofia était paniquée : il y a des milices armées qui tirent dans la rue, me dit-elle. J'entendais les coups de feu. Je m'imaginais sa maison, qui ne donne pas sur la rue mais sur une cour : les tireurs devaient être bien proches pour qu'on les entende jusque dans son salon. Je m'imaginais sa rue, très calme, proche du centre ville mais à l'écart de l'agitation. Le quartier de 'Adawiyé est un quartier mixte, composé principalement de chrétiens et de musulmans sunnites, petites classes moyennes, vivant dans des immeubles ou maisons de deux-trois étages. Je n'arrivais pas à placer son récit dans ce paysage urbain paisible : l'irruption, en Suzuki blanches, de miliciens armés de kalachnikov et tirant à tout va. Homs a la réputation d'être une ville "bonne pâte"; ce sont un peu les Belges de la Syrie, on se moque gentiment d'eux, toute blague met en scène des Homsiotes, mais au fond tout le monde leur reconnaît une réputation sympathique.
Le régime par contre avait une réputation sanguinaire bien établie. Les récits des tortures d'enfants à Deraa par la sûreté syrienne correspondaient bien à cette image. Les "moukhabarat", ces informateurs piliers du régime, étaient honnis de tous et même de ceux qui collaborent avec eux. Jugés cupides et sans morale, ils avaient inspiré le personnage du méchant pédophile dans une série télévisée populaire diffusée en 2009 (le feuilleton du ramadan : "Nuages d'été").
Je demandai donc à Sofia : mais qui sont ces miliciens ? des proches du régime ? contre qui se battent-ils ?
"Non, non tu ne comprends pas", me dit-elle. "Ce sont des rebelles, je ne sais pas d'où ils viennent, c'est sûr ils ne sont pas du quartier. Ils doivent être armés par l'étranger, vraiment je ne comprends pas ce qui se passe. La télévision dit n'importe quoi !" Ce soir là Sofia était très agitée, j'ai convenu de la rappeler à mon retour.

Je revins très enthousiaste de Tunisie : un vent de liberté avait soulevé tous les baillons, les gens parlaient, s'interpellaient dans la rue au sujet des nouveaux partis qui poussaient comme des bourgeons printaniers, improvisaient des meetings sur les places publiques, se questionnaient sur ce que signifiait "communisme", "libéralisme" ou "écologie". Le programme politique d'Ennahda semblait plus rassurant, on s'était familiarisé avec les préceptes de l'islam depuis les cours d'éducation religieuse à l'école jusqu'aux concours de mémorisation du Coran à la télé, et surtout la tradition religieuse paraissait un bon rempart contre les influences extérieures. Les analystes qui décrivaient les révolutions arabes comme l' échec de l'islam politique me faisaient bien rire, donc, mais je ne rejoignais pas les grincheux qui disaient que rien n'avait changé. Début mai, je racontai mon voyage en Tunisie à Sofia, émerveillée. Le mot "jasmin" (et mon prénom, donc) étaient censuré sur l'internet syrien. Elle m'expliqua que, bien qu'elle aussi souhaitât des réformes démocratiques en Syrie, la situation était différente de la Tunisie. Les gens, en Syrie, ne voulaient pas le départ de Bashar, la population l'aimait bien, mais simplement, "il y a des gens corrompus autour de lui, le gouverneur de Homs par exemple, lui on veut qu'il parte". Sofia connaissait les limites à ne pas franchir au téléphone, mais savait aussi dire les choses : elle en avait suffisamment appris, comme épouse d'un exilé politique pendant huit ans, à garder la tête haute en dépit des menaces. Je m'étonnais de son discours. Je lui demandai ce qu'elle pensait des manifestations. "Ce sont des gens qui sont payés pour descendre dans la rue. Des bons-à-rien, des voleurs, des bouchers et des vendeurs à la sauvette".
Je comprenais sa position : Chrétienne minoritaire dans un pays très majoritairement sunnite, elle avait des raisons de craindre les conséquences d'un renversement du régime qui, bien que dictatorial, maintenait une relative paix civile pour les Arabes (quant à la situation des Kurdes, on se reportera à mon précédent post sur la question). Un tel changement ne pouvait, selon elle, que profiter aux tenant d'un islam extrémiste qui s'était développé pendant la dernière décennie sous l'influence à la fois des réactions locales contre le régime alaouite, des manoeuvres de ce même régime (qui protège le Hamas et se montre plus ardent à la construction de mosquées que de logements d'habitation), et d'influences étrangères - la Syrie était un lieu de passage entre le Liban et l'Iraq notamment. Le souvenir des centaines de milliers d'Irakiens (près de deux millions en 2007, selon certaines estimations) qui s'étaient réfugiés en Syrie pour échapper à la guerre civile consécutive au renversement du régime de Saddam Hussein avait de quoi refroidir les ardeurs révolutionnaires de beaucoup de Syriens. Ils avaient moins confiance dans leurs compatriotes, voisins d'immeubles ou cousins que les Tunisiens, qui, bien qu'inquiets, n'imaginaient pas s'égorger les uns les autres.
Homs s'installa dans la révolte. Les semaines se suivaient, et le même motif se répétait : les manifestations du vendredi, après la prière. La répression. Les manifestations à l'occasion des funérailles des "martyrs" des manifestations précédentes. On racontait que l'Iran avait envoyé des agents pour soutenir la police syrienne, et enseigner les méthodes de torture destinées à terroriser les manifestants. En face, les opposants montaient sur les toits la nuit pour taper sur des casseroles et crier "Allah Akbar", à l'instar des manifestants iraniens lors du renversement du shah (ou plus récemment, lors du mouvement vert de 2009). Sofia, elle, me disait que ces manifestations n'étaient "rien du tout", que la majorité des gens soutenaient le régime, et que les médias manipulaient les images. Elle était sincèrement troublée par le fait qu'un jour, Al-Jazira ait parlé d'une manifestation avant qu'elle n'ait lieu. L'affaire de la fausse démission de l'ambassadrice de Syrie en France ne faisait que verser de l'huile sur le feu des doutes : en juin, France 24 avait diffusé un communiqué téléphonique d'une femme se présentant comme l'ambassadrice de Syrie, et annonçant sa démission pour protester contre la violence de la répression, à l'image des défections en cascade des dignitaires du régime de Khaddafi, quelques mois plus tôt ; mais l'ambassadrice en titre était intervenue peu après sur une autre chaîne satellitaire pour démentir ces propos et dénoncer une manipulation.
Je ne comprenais plus rien. Sofia ne parlait que de terroristes, niait l'existence de manifestations pacifiques - la télévision ne montrait que des manifestations pacifiques, et ne parlait jamais de groupes armés.
La situation s'est détériorée, continuellement. Un jour j'entendis à la radio que l'armée avait envoyé ses chars à Homs pour mater la contestation. J'essayai d'appeler, les communications ne passaient pas. Je devins familière de la petite musique qui après le message d'accueil sympathique "ahlan bikoum 'ala chabakat Syriatel" (Bienvenue sur le réseau Syriatel...) annonçait que mon correspondant n'était pas joignable. Les lignes fixes non plus ne marchaient pas. Sofia n'utilisait pas Facebook. Enfin j'entendis sa voix. Elle était très joviale, me racontait qu'elle rentrait juste de promenade, qu'elle était à la campagne parce que la situation à Homs était vraiment très mauvaise, mais qu'elle en profitait pour prendre l'air, cela faisait du bien aux enfants. Elle me raconta que son fils aîné Jojo avait remporté le premier prix d'un concours de théâtre, qu'il était très doué. Elle espérait que les problèmes s'arrêtent enfin, pour reprendre une vie normale parce qu'avec un travail intermittent, les choses commençaient à être difficiles financièrement. Heureusement pour sa famille, avec deux frères à l'étranger, ils avaient un certain revenu assuré.
Je comprenais de plus en plus que les lignes de conflit n'étaient pas seulement confessionnelles, mais aussi sociales. Ceux qui descendaient dans la rue, les "vauriens, clochards etc", Sofia les décrivait comme des chômeurs sans éducation, ou comme le sous-prolétariat urbain des petits métiers déconsidérés et impurs (boucher, barbier, éboueur...). Il n'y avait pas qu'une peur confessionnelle chez elle, mais aussi un mépris de classe. Leurs aspirations ne pouvaient être qu'illégitimes, et leurs actions mercenaires : elle m'assurait savoir de source sûre qu'ils étaient payés pour manifester, 500 livres par jour (près de 7 euros), payés par des puissances qui avaient intérêt au renversement du régime, mais qui ne voulaient en rien la démocratie. Sofia s'énervait au téléphone désormais : c'est ça la liberté qu'ils veulent ? Non mais tu te rends compte, ils ont tué mon voisin, ils l'ont tué, en le traitant de sale chrétien. Dans les manifestations ce qu'on entend c'est "Bashar dans la tombe, les Chrétiens au Liban". C'est ça les démocrates ? Et tu sais qui c'est, leur idole ? Le Cheikh 'Ar'our, un vieux fou qui fait des prêches à la télévision en appelant au viol des filles alaouites ! (réfugié en Arabie Saoudite, 'Adnan 'Ar'our est un télécoraniste populaire, qui est aussi devenu un habitué des plateaux des chaînes d'informations, où il appelle au renversement du régime baasiste et à la vengeance contre ses soutiens, "que nous couperons en morceau et jetterons en pitance aux chiens"... ).
Sofia se calma ensuite, me disant que les informations exagéraient beaucoup les problèmes, et m'invita à venir lui rendre visite : en plus, il y a des promotions sur les billets d'avion en ce moment, l'aubaine ! Je répondis, attends, tu viens de me parler de guerre civile et tu me dis de venir ? Elle m'assura que Damas était très sûre, qu'il y avait même des touristes encore. Puis elle reconnut que j'aurais du mal à venir de Damas à Homs, car les routes étaient quasiment impraticables. Elle me raconta la mésaventure qui était arrivée à son cousin trois jours auparavant : il rentrait de Damas à Homs en bus, un barrage de rebelles les arrêta sur la route, les força à descendre un à un, à cracher sur le portrait du président, et à donner de l'argent pour la "révolution". Sofia conclut la conversation en disant "Pourvu que l'armée nous débarrasse de ces gens là".
Une autre fois, je lui demandai si elle n'avait pas peur qu'il se passe à Homs la même chose qu'à Hama, en 1982, lorsque l'armée avait rasé la ville rebelle pour venir à bout des Frères musulman, tuant au passage tous les civils qui n'avaient pas quitté les lieux. Sofia n'avait jamais trop parlé de cet épisode, sinon pour dire que la période avait été compliquée : son père avait été impliqué dans la répression, elle le justifiait en soulignant la violence des attentats qui avaient été perpétrés par les islamistes au début des années 1980. Là encore, la menace semblait justifier les pires procédés. "Ah, si seulement ils pouvaient faire à Homs ce qu'ils ont fait à Hama !" Je lui fis remarquer qu'elle était revenue à Homs, que ce pouvait être dangereux pour elle ? "Non, l'armée nous protège, au contraire: depuis qu'ils ont investi mon quartier, les enfants peuvent jouer dehors. Ils viennent fouiller les maisons, mais c'est normal, c'est pour voir si les gens ne cachent pas des armes... l'autre jour, ils ont trouvé des terroristes cachés chez une de mes voisines ! Et puis ce sont les soldats qui escortent les enfants à l'école le matin". L'école reprenait, de façon intermittente. Ouverte quelques semaines, puis fermée. Le travail de Sofia et de son mari aussi était intermittent. Quand ils le pouvaient, ils allaient à la campagne, mais ils ne pouvaient pas partir trop longtemps, ils avaient peur pour leur maison, et se loger ailleurs coûtait cher. Son père et sa mère étaient allés à Marmarita, un village chrétien proche du Krak des Chevaliers ; son père avait reçu des menaces à Homs, et sa mère était fatiguée des contraintes du quotidien dans une ville où l'électricité était fréquemment coupée.
Avec l'hiver la situation se dégrada encore. Les manifestations que l'on voyait à la télé n'étaient qu'un épiphénomène dans la bouche de Sofia. Ce qu'elle vivait, c'était le changement de climat dans le quartier, où désormais l'épicier refusait de servir les femmes non voilées ; les menaces proférées contre les chrétiens et les alaouites ; les tirs ; les enlèvements. Des gens disparaissaient: des personnalités, mais aussi des enfants, des citoyens lambdas. Des enlèvements politiques et des enlèvements crapuleux, pour l'argent. Elle me parlait avec un calme résigné, citant précisément les cas d'enlèvements dans le quartier. L'un avait eu lieu devant l'école, la semaine précédente. Je ne comprenais pas pourquoi tout cela avait lieu à Homs, ville multiconfessionnelle, faite de quartiers ségrégés et de quartiers mélangés, de longues cohabitations. Ville de passage, troisième ville du pays mais toujours un peu négligée dans la représentation nationale où dominent Damas et Alep. Proche du Liban, c'est peut être une explication aussi : la frontière est bien poreuse, elle est le lieu de tous les trafics.
Les rebelles étaient de plus en plus armés, d'armes lourdes. De véritables bombardements avaient lieu à Homs en janvier, lorsque le journaliste Gilles Jacquier a été tué. Sofia ne sortait que le matin : on pouvait faire ses courses entre 8h et midi, Sofia travaillait en demi journée du coup, et restait l'après-midi chez elle. En février, elle était injoignable. "Ahlan bikoum 'ala chabakat Syriatel...." Inquiète, je finis par obtenir des nouvelles de son frère sur Facebook. Il était à Damas, la communication passait.
Walid était le petit benjamin de la famille. Futé comme un renard, il aurait fait un très bon journaliste. Un stage dans un journal local l'avait échaudé: il avait débusqué un scoop sur une affaire de corruption locale, on lui a vite fait comprendre qu'il lui faudrait plutôt s'intéresser aux oeuvres charitables de la charmante Première Dame.
Sur sa page Facebook, Walid affiche ouvertement son soutien au régime. Au téléphone, il m'explique que la situation est plus compliquée, chacun ment, chacun commet des exactions. Homs est devenue invivable, on tire de tous les côtés. Obus et snipers. Séparés par trois rues, la maison de Sofia et l'appartement de ses parents se trouvent dans des quartiers contrôlés par des camps opposés : les rebelles à Bab Sabah, où habitent les parents ; l'armée à 'Adawiyé, où habite Sofia. Il est devenu presque impossible d'aller de l'un à l'autre. Les parents ne veulent pas quitter leur maison ; un membre du groupe des rebelles a reconnu dans la mère de Sofia son institutrice d'école primaire, et a dit qu'il ne ferait pas exploser son immeuble. Walid ne leur fait pas confiance, d'ailleurs, ajoute-t-il, ils arment même les enfants : on voit des gamins de 15 ans avec des fusils automatiques, c'est totalement dément !
Walid a réussi à se faufiler hors de la ville en négociant à la fois avec l'armée et avec les rebelles. A Damas, tout va bien : lorsque je l'appelai, il s'apprêtait à sortir en boîte avec ses amis. Damas n'est pas vraiment entrée dans la contestation, dit-il, la manifestation de dimanche dernier (qui a fait la une de certains journaux) c'était, selon Walid, du pipeau, "ça a duré à peine une heure". Il m'explique ensuite que la situation est d'autant plus instable que les rebelles ne sont pas d'accord entre eux. Le Conseil National Syrien, qui mène les négociations sur le plan international pour obtenir des soutiens étrangers contre le régime d'Assad, est une association hétérogène de laïcs exilés de longue date (comme Burhan Ghalioun, qui préside le Conseil, et Basma Kodmani (dont la soeur a la quasi exclusivité de la couverture du conflit syrien pour Libé, ce qui permet de contextualiser les angles choisis dans ce journal - tous deux universitaires engagés pour les droits humains et la réforme dans les pays arabes), et de Frères musulmans modérés, qui se sont coupés de leur base à la suite du bannissement dont il ont fait l'objet depuis les années 1980. S'il occupe la scène médiatique internationale, le CNS n'a que peu d'écho sur le terrain. Parmi les combattants armés, les forces politiques les plus influentes sont celles des salafistes, des fondamentalistes au discours bien plus extrême que celui des Frères Musulmans. C'est pour cela, dit Walid, qu'il continue à soutenir le régime en définitive : au moins on le connaît.
Il enchaîne à toute vitesse sur ses projets. Il travaille chez Nokia maintenant, et aimerait que sa boîte l'envoie à Khartoum ou à Dubaï. Si ça ne marche pas, il essaiera de poursuivre ses études en Angleterre, avec l'aide de son frère. Alors, il passera me voir à Paris promet-il. L'avenir est ailleurs.

avertissement. Ce texte vise à porter un regard plus complexe sur ce qui se passe en Syrie, au moyen d'un compte-rendu de conversations partiales. il n'est bien évidemment pas question de justifier les crimes commis par le régime syrien au nom de la "lutte contre le terrorisme"; cet objectif politique ne saurait donner à une armée licence de pilonner la population civile, et il est évident que le rapport de forces est inégal. Sur ce point, plutôt que d'armer les rebelles, il aurait été préférable que nous n'armions pas leurs persécuteurs ( cf rapport d'Amnesty)